Napoleon et Ses Images

Annie Jourdan, University of Amsterdam

The third panelist in our Napoleon Forum is Dr. Annie Jourdan, maître de conférence in European Studies at the University of Amsterdam. Dr. Jourdan recently has published Les monuments de la Révolution 1770-1804.  Une histoire de représentation (Paris: Honoré Champion, 1997) and Napoléon. Héros, imperator, mécène (Paris: Aubier/Flammarion, 1998).  Next year will appear her new work, Napoléon (Paris: Champs Flammarion, 2000).  She currently is investigating the artistic, mental, and historical representations of the Revolution and the Empire as well as the relations between the French Republic and the Batavian Republic.
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Aborder Napoléon par la culture – et les arts – peut paraître incongru, voire absurde. Les historiens l’ont brossé avant tout comme un militaire, un législateur, un politique, un administrateur. Certes, on lui a reconnu un certain intérêt pour l’architecture, avant de conclure bien vite à la mégalomanie. Mais Napoléon a aussi encouragé comme jamais la peinture d’histoire contemporaine.

Les historiens ne se sont pas non plus passionnés pour l’intérêt très tôt affiché par le jeune Bonaparte pour les belles lettres et les disciplines historiques. Napoléon Bonaparte, véritable fils des Lumières avait pourtant compris très vite la leçon donnée par Voltaire. Lui aussi, il valorise les activités de l’esprit. C’est perceptible dès la jeunesse, mais ce l’est encore dès la campagne d’Italie, où il met un point d’honneur à paraître un homme de culture. Et, il persistera au point de vouloir surpasser Louis XIV en ce domaine.[1] A partir de cette découverte, que confirment la correspondance et les témoignages des visiteurs du château de Mombello, et de la politique culturelle qui s’ensuit dès l’Italie et l’Egypte, il est possible de re-découvrir un homme, mais aussi de reconstruire les images sous lesquelles il entendait passer à la postérité.

Son attitude, me semble-t-il, découle de la vision qu’il a de l’histoire. Son intérêt à ce sujet est constant et croissant, ainsi que le dévoilent ses lectures et les écrits de jeunesse, de même que ses bibliothèques successives. Modèle exemplaire dans la jeunesse, l’histoire sera ensuite un argument d’autorité pour motiver actions et politique. Mais ces connaissances sont encore une instance de légitimité, en ce sens qu’elles permettent d’afficher un savoir et donc une supériorité intellectuelle. Enfin, l’histoire est en mesure de raconter l’extraordinaire aventure du Héros, aux contemporains comme aux générations suivantes. Elle est l’instrument par excellence pour accéder à l’immortalité dans les mémoires. Dimension qui ne laisse pas de préoccuper Napoléon Ier.

Durant son règne, Napoléon ne trouva pas un nouveau Voltaire qui écrirait le Siècle de Napoléon. Par contre, les contemporains s’accordent pour reconnaître qu’il y eut un substitut efficace: les beaux-arts, perçus alors comme le suppléant et le complément idéal des lettres et de l’histoire. Ainsi que le soutient Denon, le directeur du Musée Napoléon, ils “passent la mémoire du temps présent à l’intérêt du temps à venir”; ils sont souvent “les seuls témoignages de gloire qui survivent à tous les siècles”. Ils sont signes du passage sur terre d’un homme, et donc, une instance d’immortalité. Comme l’histoire, ils ne sont pas moins primordiaux pour vieillir rapidement le proche passé et lui donner une usure prématurée – en figeant le héros sur la toile ou dans le marbre, en lui conférant une galerie d’ancêtres ou en déclinant ses actes glorieux et multiples. Plus ces actes multiples s’accumulent sur la toile, le bronze ou le marbre, plus ils suggèrent une ancienneté. Or, on le sait, c’est l’ancienneté qui fait le plus cruellement défaut à Napoléon Ier. On comprend mieux alors qu’il se soit hâté de combler le vide symbolique qui lui advient à lui et à sa dynastie.[2]

Quand entre sur scène le général d’Italie, la première constation qui s’impose, c’est qu’il accorde très vite un grand intérêt tant à la presse qu’à ses portraits. Il comprend que pour se faire rapidement un nom, il importe à la fois qu’il soit souvent évoqué – dans les journaux – mais aussi qu’il soit visualisé et que lui soient conférés des traits précis – signes de reconnaissance. Dès le printemps 1796, on le voit avide de faire graver ses premiers portraits – entre autres, celui de Gros, jeune élève de David, qui vient le rejoindre à Milan. De retour à Paris, il suggère à David de le peindre “calme sur un cheval fougueux” – ainsi qu’il convient au Héros – et nie qu’il faille tendre à la ressemblance. Peu importe,aurait-il dit, que “les portraits des grands hommes ne soient pas ressemblants, pourvu que leur génie y vive”. A cette date, il se donne pour “une espèce de Caton”, pour un héros républicain, sévère et inflexible. Les images figurées qui naissent dès lors ont pour objet de redoubler cette image mentale.

A partir de l’Egypte, où il se fait couper les cheveux, et surtout après le 18 Brumaire, les contemporains, admiratifs, ne cessent de crier à la ressemblance entre Junius Brutus et Bonaparte. Cette ressemblance physique semble garante de la ressemblance morale et réconforte ceux que le coup d’Etat aurait pu inquiéter. Peu à peu, les images se diversifient en effet et proposent une autre face de Bonaparte, celle de magistrat suprême de la République: un homme sévère, travailleur acharné et politique profond. Un pacificateur, un restaurateur, un génie absorbé dans de vastes méditations. Les peintres essaient de reproduire sur la toile l’image que donne de lui-même le grand homme dans la vie publique et militaire. Bientôt, ils créent un type: Napoléon Bonaparte. Entre-temps, le Premier Consul a perdu son dynamisme belliqueux, son bâton de commandement ou son épée. Dès le Consulat, on le voit revêtu de l’uniforme sous lequel il est entré dans la postérité. C’est qu’il a perçu très vite, qu’il devait se distinguer de son état-major. Il choisit de le faire par la simplicité des apparences – gage de vertu et de républicanisme.

Les multiples tableaux de bataille commandés pour orner la Galerie de Diane des Tuileries, fonctionnent comme une compensation à son défaut de légitimité et remémorent aux yeux des visiteurs les pérégrinations du plus grand capitaine des temps modernes: Italie, Egypte, Autriche, Allemagne, Espagne, Napoléon est partout à la fois. Sur ces immenses toiles, l’acteur principal est l’Empereur des Français. Non point en tant que souverain en majesté, comme sur les portraits du Sacre, bien à l’inverse. Ici est représenté le grand capitaine, le maître de l’Europe, le père des soldats. Napoléon protège, soutient, accueille, exalte, rallie, concilie, compâtit. Par sa seule apparition et sa seule parole, il séduit et persuade les soldats, français et étrangers, les divers souverains de l’Europe, le tsar de toutes les Russies. Tous succombent au charme. Si la noblesse et l’élégance prédominent dans quelques scènes d’apparat,[3] dans les batailles, bien souvent, les artistes déclinent les traits touchants du Héros et restituent une dimension humaine à l’icône qu’est devenu Napoléon-le-Grand. Le voilà endormi dans le bivouac de Wagram, devant les soldats attendris. Ailleurs, il fait grâce au prince d’Hatzfeld ou donne une bourse à une paysanne démunie. A moins qu’il ne fasse une entrée triomphale à Munich, Berlin ou Vienne, sous le regard admiratif des peuples vaincus. La liste est longue, et mieux vaut aller à Versailles pour en juger par soi-même.

Il faudra le mariage autrichien pour que s’opère un nouveau glissement. Le héros enfin se déride. Il a l’air amoureux. Il rayonne de bonheur et rayonne plus encore quand naît son fils. Ces oeuvres, auxquelles il faudrait ajouter les statues et les bas-reliefs, constituent l’histoire illustrée de l’Empire. Les contemporains parleront d’un Moniteur visible. Elles égrènent les prouesses du règne, témoignent de l’extraordinaire mobilité du grand homme, valorisent son énergie surhumaine et son omnipuissance, tandis que l’exotisme des paysages brise la monotonie engendrée par les scènes de batailles. Elles confèrent une silhouette inaltérable à Napoléon, quitte à ne pas être fidèles, puisqu’à partir de quarante ans, il a grossi et vieilli. Elles donnent corps à Napoléon pour l’éternité, un corps idéalisé, mais immédiatement reconnaissable par la grâce du costume, d’une monture (étalon blanc), d’un laconisme (qui n’exclut pas l’humanité), d’une gestuelle (démonstrative, incitative, protectrice), par la position centrale et l’éclairage qui lui confèrent une élévation physique, suggérant elle-même une élévation morale.

Le succès de l’image de Napoléon depuis deux siècles témoigne du succès de l’entreprise. Cette image, c’est lui-même qui l’a créée, dès le Consulat, où il adopte le fameux tricorne et la redingote grise. Costume qu’il n’oublie pas de revêtir, en 1815, de retour de l’île d’Elbe. Plus que celle de l’Empereur en costume de Sacre, privilégiée surtout en regard du présent – pour faire accepter sa dignité nouvelle à ses proches et aux rois de l’Europe – c’est en définitive l’image de l’empereur républicain[4] qui se perpétue dans nos mémoires. Et tel, il s’est voulu, jusqu’à Sainte-Hélène. Empereur républicain, par son génie, son labeur, son humanité et sa culture – dignes d’un homme des Lumières. N’en déplaise à son despotisme croissant. Cette culture, il l’a donc mise à profit pour entrer durablement dans l’Histoire, sous forme visuelle tout d’abord, textuelle par la suite, ainsi que le prouvent les mémoires de Sainte-Hélène.[5]

NOTES:

[1] Je me permets de renvoyer à mon livre qui traite de ces divers problèmes. Napoléon . Héros, Imperator, Mécène (Paris: Aubier/Flammarion, 1998).

[2] A peine sacré, Napoléon commande les portraits des Maréchaux d’Empire et des grands dignitaires, les statues ou portraits des princes et des princesses. C’est qu’il lui faut une galerie d’ancêtres – qui donnent un passé à sa toute nouvelle dynastie.

[3] Entre autres celles qui représentent le mariage de Jérome, le mariage autrichien ou Napoléon recevant le Sénat romain. Dans ces tableaux, Napoléon arbore le petit habit de cour – style Renaissance.

[4] Empereur républicain, c’est-à-dire à la fois chef de l’armée et père de ses peuples, mais en tant que militaire, on ne le voit donc jamais plus se battre ni manier une arme. Les scènes figurent le moment avant ou après la bataille.

[5] Il va sans dire qu’il l’a également mise à profit pour accéder au pouvoir et s’y maintenir, pour éblouir ceux qui l’approchaient – Goethe par exemple – et pour accroître sa puissance.

Copyright 1999, H-France and Annie Jourdan