Cynthia Laborde, University of Texas at Arlington

En 2008, alors que je n’étais encore qu’étudiante en Master, j’ai vu au cinéma l’adaptation de la bande dessinée Persepolis de Marjane Satrapi, l’autobiographie d’une jeune fille iranienne pendant la Révolution Islamique des années 80. C’est à ce moment-là que le déclic s’est produit dans ma tête. J’ai été épatée de voir ce qui se faisait alors avec la bande dessinée : de l’autobiographie, des sujets sérieux, des styles différents des héros qui avaient peuplé mon enfance, tel Tintin ou Astérix. J’ai alors immédiatement décidé que ma thèse de doctorat porterait sur la bande dessinée. Quinze ans plus tard, j’ai maintenant participé à des dizaines de conférences sur la bande dessinée, écrit plusieurs articles et un livre sur la bande dessinée, enseigné plusieurs cours sur la bande dessinée, et même créé un atelier que j’ai eu la chance d’offrir plusieurs fois sur l’intégration de la bande dessinée dans les cours de français. Dans cet article, je vais partager les grandes lignes de cet atelier.

J’ai développé deux cours que j’enseigne uniquement sur la bande dessinée. Le premier est un cours d’introduction à la bande dessinée franco-belge. Dans ce cours, les étudiants ont l’occasion de découvrir différents genres à travers différentes époques : les classiques, les bandes dessinées humoristiques, les bandes dessinées engagées, les bandes dessinées fantastiques, les bandes dessinées autobiographiques, et les bandes dessinées francophones.1 Pour que ce cours soit abordable financièrement, les étudiants lisent quelques albums en entier et des extraits d’autres. J’utilise aussi des webcomics, et des adaptations de bandes dessinées en films animés. Le second est un cours en anglais sur les humanités médicales. Toutes les bandes dessinées parlent de la santé et parfois du monde médical. Les points de vue sont multiples : celui des professionnels de la santé, celui des personnes malades, celui de ceux dont un proche est malade ; et depuis 2020, j’ai ajouté au corpus des témoignages sur l’expérience de la pandémie (là aussi, de différents points de vue).2 Dans ce cours, les étudiants lisent plus de bandes dessinées entières, mais j’emploie également un mélange de webcomics et de films animés. Comme il s’agit d’un cours en anglais, les étudiants ont aussi des articles théoriques à lire en complément pour étoffer les discussions de classe.
Que l’on fasse un cours entier dédié à la bande dessinée, ou simplement que l’on intègre une ou plusieurs bandes dessinées dans un cours thématique, il faut toujours donner aux étudiants les outils pour parler de ce médium qu’ils ne connaissent pas autant que l’on pourrait penser. J’aime commencer par une discussion générale, soit avec les participants des ateliers, soit avec les étudiants. Je leur demande en premier lieu de me dire ce qu’ils savent de la bande dessinée (franco-belge ou non), s’ils ont une bande dessinée préférée (franco-belge ou non), et leur définition de la bande dessinée. Il faut savoir qu’il n’y a pas vraiment de consensus sur la définition propre de la bande dessinée. Pour la plupart, le propre de la bande dessinée est l’aspect séquentiel de cet art dont les images et le texte sont interdépendants, c’est-à-dire que les images n’ont de sens que dans leur rapport les unes avec les autres, et le texte n’a pas de sens sans les images et vice-versa. Bien sûr, il y a toujours des exceptions… il existe par exemple des bandes dessinées dites « silencieuses », c’est-à-dire qui ne contiennent pas de texte. L’importance est donc mise sur la relation et l’interdépendance des images. Pour les classes en français, je présente ensuite le vocabulaire de la bande dessinée. Il est très facile en cherchant sur Google de trouver des PDFs très bien faits avec tout le vocabulaire important (planche, bande, vignette, bulle, gouttière, etc.) et souvent à travers des exemples visuels, comme ici :
ou bien encore ici :

Si l’on veut approfondir, pour une classe entièrement sur la bande dessinée, l’ouvrage le plus connu et le plus utilisé est celui de Scott McCloud, Understanding comics, traduit en français par L’art invisible. Chaque semaine, je donne à mes étudiants un chapitre à lire, et je leur demande de trouver un exemple d’un concept expliqué dans la lecture de la semaine. Enfin, il est aussi possible de faire lors des premiers cours un petit récapitulatif de l’histoire de la bande dessinée franco-belge. Là encore, on trouve quelques PDFs tout faits sur le web qui peuvent aider (tels que celui-ci ou celui-ci). En exercice bonus, il est aussi possible de montrer des extraits de 99 Ways to tell a story de Matt Madden, qui, inspiré d’Exercices de style de Raymond Queneau,3 applique le même principe mais avec une planche de bande dessinée.4 Je montre aux étudiants la planche de référence qui sert de modèle, puis nous regardons et discutons plusieurs des différentes versions.


Il est intéressant de leur montrer que la même histoire peut avoir un impact différent, un sens différent, et peut laisser une impression très différente sur le lecteur, en fonction de la façon dont elle est dessinée / racontée. Cette activité cherche à leur faire prendre conscience qu’il faut faire attention à la forme autant qu’au fond lorsqu’on lit.
Ma façon d’évaluer les étudiants dans ces deux cours est similaire. Il y a bien sûr la participation en classe car une bonne partie de la classe est basée sur la discussion des œuvres. Mais les étudiants ont également différentes productions écrites à réaliser. Toutes les semaines, après la lecture de l’album ou des extraits d’album, les étudiants doivent amener en classe un paragraphe de réflexion sur ce qu’ils viennent de lire. Je leur demande de ne pas résumer ce qu’ils ont lu, mais plutôt de se concentrer sur l’analyse précise d’un thème, d’un personnage, d’une planche, d’une bande, voire même d’une seule image. Ces réflexions sont la base de nos discussions de classe. Les étudiants ont aussi quelques courts quiz sur les concepts dont nous parlons (le vocabulaire de la bande dessinée, la notion d’humour, la notion d’autobiographie, la science fiction, etc.), mais pas sur les œuvres mêmes. Ils doivent écrire deux ou trois essais de quelques pages pour produire une analyse plus développée que dans les réflexions hebdomadaires (mais parfois basée sur l’une de leurs réflexions). Certains semestres lorsque le niveau est haut, ils font une présentation sur une bande dessinée supplémentaire que seul l’élève qui présente a lue. Pour finir, ils doivent créer leurs propres bandes dessinées. Ce dernier exercice provoque toujours un peu d’appréhension. J’explique aux étudiants plusieurs choses pour les rassurer. D’abord, que ça n’est pas une classe d’art plastique, et qu’ils ne seront pas notés sur l’aspect esthétique de leur bande dessinée. Ensuite, je leur conseille de ne faire qu’une seule page, et de la faire en noire et blanc (ou en dégradé de gris). Je leur recommande de se concentrer sur l’histoire qu’ils ont à dire, et qui peut faire partie de n’importe quel genre. Je leur demande également d’avoir la partie texte au crayon de papier pour pouvoir rectifier les erreurs (avec mes retours) avant de repasser à l’encre pour la version définitive. Les étudiants ont également l’autorisation d’utiliser des outils numériques, et de faire des collages, s’ils le souhaitent. Je suis toujours agréablement surprise et impressionnée par leur créativité, et la plupart finissent par produire plusieurs pages en couleur avec des histoires très originales. Le dernier jour de classe, chaque étudiant amène la dernière version de sa bande dessinée, et tout le monde a l’occasion de lire les bandes dessinées des uns des autres.
On arrive maintenant à la façon dont je structure mes classes. Généralement, je présente les auteurs, l’œuvre, le contexte de publication de l’œuvre et le contexte présent dans l’histoire de l’œuvre. Puis, c’est au tour des étudiants de discuter ensemble, en utilisant comme point de départ leurs analyses qu’ils lisent à haute voix pour que les autres puissent y répondre. J’essaye de grouper les analyses qui se sont intéressées au même thème. Une fois cette discussion terminée, j’ai moi-même des questions de discussions et d’analyses pour les étudiants, surtout si un thème a manqué dans leurs analyses.

Pour illustrer ma façon de procéder, je vais partager deux exemples complets sur deux œuvres. Je commencerai avec Le Tour de Gaule, de Goscinny et Uderzo. Dans un premier temps, je partage la biographie de chacun des artistes, je parle de la série Astérix en général et de son importance en France et dans le monde, j’explique le contexte historique de l’histoire (la Gaule, les Gaulois, les Romains, Vercingétorix, etc.) puis le contexte historique et social de la sortie de l’œuvre (après la deuxième guerre mondiale, le général de Gaulle, la résistance en France…). Une fois tous ces repères donnés, les étudiants lisent leurs réflexions et en débattent. Ensuite, je reprends les rênes de la discussion. Nous remplissons ensemble une carte de France avec les villes où s’arrêtent Astérix et Obélix, mais également les spécialités culinaires qu’ils y recueillent. Sur mon power point, j’ai des photos des villes et des spécialités, parfois même les recettes (comme les quenelles ou la salade niçoise). Après cet exercice, je propose différents thèmes de discussion : l’humour, les anachronismes, les références culturelles, la notion de héros. Pour l’humour, je leur présente les différents procédés comiques (comique de mots, de gestes, de situation, de caractère) et je leur demande de trouver quelques exemples pour chaque. Pour la notion de héros, je leur donne différentes définitions et ils se demandent si Astérix et Obélix sont des héros (traditionnels ? modernes ? anti-héros ?). Pour terminer, je leur donne à lire « Le tour de France comme épopée » de Roland Barthes (tiré du livre Mythologies5). Je présente l’auteur, la notion de mythe, la notion de mythe moderne, et la définition de l’épopée. Nous nous demandons ensuite ensemble si Le Tour de Gaule peut être considéré comme une épopée (moderne ?). J’aime laisser les étudiants discuter par deux ou en petits groupes quelques minutes avant de discuter avec toute la classe. C’est sur cette notion que nous terminons la leçon. Je ne passe qu’une semaine sur cet album, mais il présente une telle richesse au niveau historique, géographique, culturel et littéraire qu’on pourrait y passer beaucoup plus de temps et surement ralentir la cadence. Il y a de nombreuses autres activités qui seraient envisageables, telles que montrer un des films Astérix ou un extrait d’un des films (sur YouTube) accompagné d’exercices de compréhension; montrer des interviews des auteurs; parler plus en détails des spécialités culinaires mentionnées; faire une dégustation de produits français ou de recettes de différentes régions; prendre des images d’Astérix et Obélix et les faire voyager en France dans d’autres villes pour essayer d’autres spécialités (exercice créatif); jouer des scènes du livre; ou lire des articles ou des extraits de livres académiques écrits sur la série Astérix (il en existe un bon nombre). Le Tour de Gaule est l’un des albums les plus intéressants à exploiter, et sur lequel on trouve des dossiers pédagogiques très bien faits sur Internet (comme celui-ci) dans lesquels on peut puiser de nombreuses idées et exercices.
Le deuxième exemple que je souhaite partager ici porte sur la bande dessinée de Zeina Abirached, Je me souviens Beyrouth, bande dessinée autobiographique dans laquelle l’autrice raconte par fragments son enfance pendant la guerre au Liban. Dans mon cours, je commence par parler de I Remember/ Je me souviens de Joe Brainard (1970) et j’en montre des extraits. Puis, je montre quelques pages de Je me souviens de Georges Perec (1978), inspiré par le travail de Brainard, alors que l’album d’Abirached est directement inspiré par Perec dont elle dessine le portrait à la dernière page. Je parle également des autres itérations, telle Je me souviens de Roland Brasseur (1998). Je donne alors la définition d’intertextualité. Puis, je présente Zeina Abirached. Nous regardons quelques interviews de l’auteur qui parle du livre et nous en discutons. C’est après au tour des étudiants avec leurs analyses. J’ai ensuite 8 questions de discussion,6 plus 3 citations sur la représentation de la guerre dans l’art à discuter. Souvent, je donne aux étudiants du temps en petits groupes, et je demande à chaque groupe de résumer la discussion qu’ils ont eue. Je demande également aux étudiants avant de venir en classe de lire l’article « La guerre au Liban à/et l’écran des souvenirs dans Le jeu des hirondelles7 et Je me souviens Beyrouth de Zeina Abirached »8 par Carla Calargé et Alexandra Gueydan-Turek. J’ai ensuite plusieurs questions de compréhension / discussion sur l’article qui clôture notre leçon. Dans cet album, chaque planche (page) est l’illustration d’un souvenir. C’est un format facile à réutiliser pour les étudiants dans leurs propres créations artistiques. Nous parlons aussi de cet album en rapport avec d’autres albums autobiographiques que nous lisons au cours du semestre.
Je finis l’atelier en rappelant aux participants qu’il existe de nombreuses ressources très bien faites sur le web, et qu’ils n’ont pas toujours besoin de tout faire eux-mêmes. Il existe des dossiers pédagogiques sur les œuvres individuelles:



Il existe aussi des dossiers pédagogiques sur des sujets thématiques: bande dessinée et mémoire, bande dessinée et immigration, les monstres, ou encore bande dessinée québécoise.
La bande dessinée est un medium riche qui offre de nombreuses applications pédagogiques dans les classes de français et cela à tous les niveaux. Les élèves de niveaux avancés peuvent lire un album en une semaine, alors que les élèves de petits niveaux peuvent se voir attribuer quelques pages par semaine à lire. Elle peut servir de base à de la simple compréhension de texte, ou de point de départ à des discussions sur des thèmes socio-culturels, philosophiques, historiques. Elle est facilement malléable au besoin de la classe de français, et si votre programme n’en fait pas encore usage, j’espère que ce court article vous aura convaincu de lui faire une petite place dans votre curriculum.
- Les classiques sont les séries dont de nombreuses sont toujours publiées aujourd’hui : les Astérix, les Tintin, les Spirou, les Gaston Lagaffe, les Lucky Luke, et tant d’autres. Certaines font double emploi, Gaston Lagaffe appartient par exemple à la bande dessinée humoristique. Ces dernières se distinguent généralement des précédentes en racontant une courte histoire à chaque planche, par opposition à une aventure qui se passe durant tout un album. Je donne également à mes étudiants des extraits de Boule et Bill, de Pénélope Bagieu (Ma Vie est tout à fait fascinante), ou encore de Guy Delisle (Le Guide du mauvais père). Il existe de plus en plus de bandes dessinées engagées qui discutent souvent de l’environnement ou du droit des femmes. J’utilise beaucoup de webcomics (bandes dessinées publiés sur Internet avant d’être parfois publiées en album papier) pour cette partie. Nous lisons des publications du projet crocodiles, d’Emma, ou encore Planetman. J’ai créé ce cours il y a maintenant une dizaine d’années, lorsque les auteurs avaient des blogs ou des sites, parfois une page Facebook. Instagram est de nos jours la plateforme privilégiée de nombreux auteurs. Je donne maintenant souvent à mes étudiants les pages Instagram des auteurs dont nous parlons, tels Pénélope Bagieu, Mademoiselle Caroline, Théo Grosjean ou encore Xavier. Pour les bandes dessinées fantastiques, l’un des grands maitres est Enki Bilal. Pour ma part, je choisis des œuvres un peu moins connues, comme celles de Karim Friha, ou bien cet album sur le Château de Versailles. Les bandes dessinées autobiographiques explosent en France dans les années 90s, de nombreuses sortant de la maison d’édition l’Association telles Persepolis ou L’Ascension du Haut-Mal. Elles prennent un nouveau tournant une décennie plus tard lorsque les femmes s’emparent des blogs pour parler de leurs quotidiens, blogs qui sont parfois encore accessibles même si la majorité a maintenant migré vers Instagram (pour plus d’information, voir l’excellent article de Laurent Bozard). Quant aux bandes dessinées francophones, la désignation est très large. On peut penser aux artistes québécois (Julie Doucet, Michel Rabagliati, Régis Loisel et Jean-Louis Tripp), aux artistes du Moyen-Orient (Zeina Abirached, Marjane Satrapi), à l’Afrique (Marguerite Abouet, Farid Boudjellal, Simon-Pierre Mbumbo), ou à l’Asie (Tian Veasna, Clément Baloup). ↩︎
- Editors’ note: for discussion of bandes dessinées devoted to abortion and maternal health, see Aubrey Gabel’s review in Imaginaries vol. 13, issue 1 (Spring 2023), Drawing Vulnerable Bodies: Reproductive Health and Abortion Comics. ↩︎
- Raymond Queneau, Exercices de Style (Paris: Gallimard, 1947). ↩︎
- Editors’ note : an electronic copy of this book is available on the Internet Archive. ↩︎
- Roland Barthes, Mythologies (Paris: Seuil, 1957). ↩︎
- Questions:
A quelle catégorie d’ouvrage appartient « Je me souviens » de Zeina Abirached ?
Qui sont les protagonistes principaux ?
Quel est le sujet principal de l’œuvre et qu’apprend-on sur ce processus ?
Quel est le thème (ou les thèmes) à travers lequel est exploré ce processus ?
Quels sont les liens entre la violence et l’innocence ?
Comment s’ouvre le livre ? Qu’est-ce que cela vous indique sur la suite de l’œuvre ? (Qu’est-ce qui va être important ?)
Dans l’album, il y des pages noires et des pages blanches qui ne sont pas remplies. Pourquoi à votre avis ?
Que collectionne le frère de Zeina ? Qu’est-ce que ces objets pourraient représenter de façon métaphorique ? ↩︎ - Zeina Abirached, Le jeu des hirondelles : Mourir, partir, revenir (Paris : Points, 2017). ↩︎
- Carla Calargé and Alexandra Gueydan-Turek, “La Guerre Du Liban à/et l’écran Des Souvenirs Dans : Le Jeu Des Hirondelles et Je Me Souviens. Beyrouth de Zeina Abirached,” French Cultural Studies 25, no. 2 (April 24, 2014): 202–20, https://doi.org/10.1177/0957155814520908. ↩︎