Pascal Gagné, University of Ottawa
Il y a un petit nombre de robustes films gais dans le cinéma français qui abordent le thème du sida. Il y a d’abord les films régulièrement réalisés par les très prolifiques cinéastes Olivier Ducastel, Jacques Martineau, et Paul Vecchiali qui sont devenus les Français représentatifs du « New Queer Cinema ». [1] De plus, on peut compter Les nuits fauves de Cyril Collard, Tout contre Léo de Christophe Honoré et Les témoins d’André Téchiné parmi les rares films qui ont touché un plus large public. Ces films ont confronté des craintes suscitées par l’avènement de la crise du sida, en plus de devoir également lutter contre la stigmatisation de l’homosexualité, car celles-ci étaient étroitement liées dans l’opinion publique. [2] Ces moments ont été significatifs d’un déplacement de la culture gaie française de l’illégalité vers son investissement dans la vie publique. [3] En rendant visibles des sujets tabous tels que la sexualité queer ou la mort, le cinéma du sida comporte donc des affects hétérogènes tels que la peur et la haine, le chagrin et la perte, la surprise et la colère, mais aussi la séduction, laquelle fut beaucoup moins discutée.
Le cinéma français d’aujourd’hui, tout en reproduisant et mettant en scène la séduction à la française, a désormais l’obligation morale de s’engager dans une discussion sur la négociation du consentement ou la divulgation de son homosexualité et de son statut séropositif, privilégiant ainsi la sortie du placard comme épistémologie de facto. Avant qu’il fût possible de contrôler les charges virales grâce à la médecine moderne, vivre avec un diagnostic de VIH était généralement perçu comme une condamnation à mort ou une « mort lente », pour emprunter l’expression de Lauren Berlant. [4] Se livrer à la séduction était une entreprise périlleuse, car le sexe comportait un risque d’infection. Être infecté signifiait la fin de l’amour et de l’intimité, ou sauver l’amour par le mensonge et la tromperie. La « queerness », pour paraphraser Lee Eldeman, signifiait une pulsion (sexuelle) sans avenir. [5]
Alors que les films les plus récents se pencheront sur l’amour entre les gens après qu’ils ont été infectés—prenez 120 battements par minute, ce film récent de Robin Campillo (2017) avec ses scènes d’amour exceptionnelles entre corps sains et malades—les films précédents essayaient d’affirmer le contraire : que l’amour préexistant entre les partenaires romantiques ne pourrait subsister après infection. [6] En effet, les premiers films du sida ont parfois montré des scènes d’érotisme en dehors du contexte familial de manière problématique, malgré leur courage et candeur.
Pour discuter du sida et de la logique de la séduction dans le cinéma gai français, trois films peuvent être examinés avec plus d’attention : Les nuits fauves, Tout contre Léo et Les témoins. Ces films ont confronté le public français à des démonstrations d’affection profondément originales à l’écran, redéfinissant à la fois ce que signifiait être sexuel et avoir une famille pendant la crise du sida. Entre autres choses, cela signifiait vivre vite, affirmer son véritable soi et ne pas craindre le contact avec la peau. Parce qu’ils sont effectivement chargés de tristesse et de désespoir, ces films explorent des manières originales de démontrer de la tendresse les uns envers les autres. Mais ils ont toujours peu à dire sur la séduction.
Cyril Collard, Les nuits fauves (1992)
Célèbre film acclamé, Les nuits fauves, décrit comme un film brutal mais honnête, représente un jeune réalisateur séropositif d’une trentaine d’années amouraché d’un joueur de rugby à la recherche de travail et d’une adolescente de 17 ans qu’il a rencontrée lors d’une séance de casting. Ces deux amants ont une relation tumultueuse avec lui. Jean, le réalisateur, est à la fois amoureux de Sammy et de Laura ; mais il se livre également à des relations sexuelles anonymes avec des inconnus dans de sombres ruelles. Refusant de s’engager envers l’un ou l’autre, ou avec qui que ce soit, Jean échoue non seulement à révéler ses infidélités—ce qui fait que Laura tombe en dépression à chaque fois qu’elle les découvre, verte de pure jalousie—et son statut séropositif. Le film, en tant que portrait romantique d’un jeune artiste dans le déni de sa propre mortalité, flirte avec l’idée qu’il est possible de se purifier en ayant des relations sexuelles sans protection. Alors que Jean annonce être bisexuel à Laura et demande d’utiliser des préservatifs pour la protéger (après avoir néanmoins eu des rapports sexuels non protégés au préalable), elle refusera plus tard de les utiliser, en gage d’amour. Hystérique, elle deviendra plus soucieuse de la santé de celui-ci que de la sienne, s’abandonnant totalement à la passion. Aucun homme ne l’a jamais fait jouir comme cela, déclare-t-elle à sa mère en présence de Jean. Après plusieurs appels téléphoniques où elle harcèle son amant, l’intrigue culmine dans une scène où Laura prétend avoir été infectée par le virus et menace de se suicider, jusqu’à ce que Jean se présente et la convainc de demander l’aide d’un service psychiatrique. Pendant ce temps, Jean a également rompu ses liens avec Sammy qui est devenu adepte de la violence et du BDSM, en plus d’être membre d’un gang de rue. Cette double séparation amène Jean à la maturité. Il cherchera plus tard à rétablir sa relation avec Laura, pour découvrir qu’elle est partie et a trouvé un autre petit ami qu’elle n’aime pas mais qui la respecte toutefois.
Le film est très controversé puisqu’il inclut les sujets de la bisexualité, la pansexualité, la pédérastie, le BDSM et surtout le VIH. Le réalisateur du film, Cyril Collard, jouant lui-même le personnage de Jean dans Les nuits fauves, est mort trois jours avant la cérémonie de remise de prix où le film a été récompensé de quatre Césars. Collard a décrit le personnage de Jean comme n’étant pas influencé par les étiquettes ou la morale, choisissant de boire et faire la fête plutôt que de succomber à l’apitoiement sur lui-même. Sauf que le film pose un dilemme éthique par rapport aux sujets de la négociation du consentement et de la divulgation. Bien que ce serait une erreur d’appréhender ce film comme un outil pédagogique pour vivre avec le VIH, le film cherche des réponses pour des personnages qui tentent désespérément de survivre, de constituer un espace de liberté afin de vivre pleinement.
Regarder le film aujourd’hui fait grincer des dents le spectateur. Lors de la scène où Laura est en cours de casting pour un rôle, on peut se questionner à savoir pourquoi elle déclare explicitement qu’elle peut dire non aux hommes par elle-même… pour révéler quelques scènes plus tard qu’elle a perdu sa virginité avec un homme beaucoup plus âgé et dégoutant, parce qu’il avait de l’argent et qu’elle ne pouvait pas dire non ? Pourquoi est-elle représentée comme un esprit libre acceptant la bisexualité et le VIH, pour devenir plus tard hystérique et enfantine ? Le ton des affects du film est quelque peu déplacé : alors que le scénario se veut queer et progressiste, des mouvements sociaux comme #metoo et #balancetonporc ont sensibilisé aux rapports de pouvoir entre ceux qui font des films et ceux qui sont vulnérables et à la recherche de travail, comme Laura et Sammy. [7] Un autre exemple est celui où Jean tente de convaincre Sammy de coucher avec lui, suite à quoi ce dernier lui demande s’il obtiendra un emploi s’il le fait. Jean répond de manière quelque peu ambiguë en déclarant qu’il va lui proposer du travail, ajoutant aussi que personne ne le force à coucher avec lui. [8]
Christophe Honoré, Tout contre Léo (2002)
Dans la même veine, un autre film qui semble incroyablement anachronique aujourd’hui est Tout contre Léo, un long-métrage dans lequel Marcel, le plus jeune frère d’une grande famille, découvre accidentellement que son frère aîné Léo est gai et séropositif tandis qu’il le révèle lors d’une conversation avec les adultes de la famille. Léo essaie de cacher la vérité à Marcel afin de le protéger, mais cela crée du ressentiment et de la colère de son côté, car Marcel se sent à l’écart du processus de deuil familial, avec sa mère qui fait semblant d’être heureuse (quand elle ne l’est pas de toute évidence) et ses frères qui passent des moments de qualité avec Léo (en prévision de sa mort du sida). Par exemple, Marcel n’aime pas qu’on lui mente ouvertement sur la raison pour laquelle Léo va à Paris—ce n’est pas pour un stage, c’est parce qu’il va voir un médecin.
Pour faire face à la douleur, Léo se referme sur lui-même et tente de fuir sa famille à plusieurs reprises. Dans une scène intrigante, son frère tente de le prendre en photo pour créer un souvenir, et Léo se met en colère quand il lui dit qu’il le trouve joli. Dans une autre, son père le ramène en voiture de l’hôpital et Léo se déchaîne sur lui, pour lui présenter ses excuses quelques secondes plus tard ; il lui demandera alors de prendre un peu de temps au large, seul, pour réfléchir à sa situation. Or, plutôt que de voyager seul à Paris, Marcel va l’accompagner ; cependant, il se chicane aussitôt avec lui, et les frères se séparent pour de bon lorsque Marcel saute dans le train pour rentrer chez lui. Tout au long du film, des scènes d’intimité entre amis, frères, père et enfant montrent la possibilité de tendresse asexuée chez les hommes. Par exemple, bien qu’il soit gai et qu’il raconte à ses frères aînés ses amours, Léo va nager nu avec eux. Dans une autre scène poignante, Léo étreint son père après s’être excusé pour son comportement. Inutile de dire que les scènes comprenant des hommes qui présentent des excuses ou s’étreignent les uns des autres ne sont généralement pas très typiques à l’écran.
Cependant, en matière de séduction, Léo est incapable de surmonter le chagrin lié à son statut sérologique. Lorsqu’il aborde son ancien amant, qui s’irrite de le voir se présenter à son lieu de travail, Léo déclare qu’il l’aime et se fait rabrouer immédiatement. Cependant, il ne lui révèle pas la véritable raison pour laquelle il tente de renouer avec lui, après avoir délibérément ignoré ses lettres d’amour : c’est qu’il a été diagnostiqué séropositif. Le spectateur s’attend à ce qu’il informe son ancien partenaire sexuel de son état de santé, mais il ne le fait pas. De même, lorsqu’il flirte avec le réceptionniste de l’hôtel, après un échange passionné de baisers, Léo se fige et change d’idée après s’être déshabillé, au moment où son partenaire tente de mettre un préservatif pour le pénétrer. On ne sait pas si Léo est paralysé par le rappel qu’il est séropositif à cause du latex, ou s’il se sent coupable de vouloir avoir des relations sexuelles non protégées. Tandis qu’il sort de la pièce, l’homme lui signale que, même s’ils n’ont pas de rapports sexuels, ils peuvent encore passer du temps ensemble. Toutefois, Léo n’est pas capable d’être vulnérable avec autrui, de même qu’il ne peut pas trouver sa place dans un contexte hétéronormatif.
Dans la scène finale, la famille se réunit lors des funérailles, juste après que Léo a fait ses adieux à Marcel à la gare. À la fin du film, on ne sait pas si Léo meurt naturellement ou s’il se suicide ; il refuse de prendre ses médicaments, découragé par le grand nombre de pilules qu’il doit avaler. Mais cela ne veut pas dire qu’il va mourir tout de suite. Abandonne-t-il sa famille pour les protéger de la souffrance d’une mort lente ou pour éviter de souffrir complètement ? Le suicide était-il un moyen de nier totalement l’existence du sida, de la même manière qu’il mentait à Marcel pour le protéger ? Comme si les vies queers étaient tragiquement destinées à se fixer alternativement dans le plaisir ou la mort, dans un passé sans avenir. Le film est unique par sa représentation d’un homme gai séropositif ayant une famille solidaire. Mais Léo est terrorisé de sa propre étrangeté.
Encore une fois, du point de vue de l’affect, cette histoire touchante semble désynchronisée, en partie parce que la tendresse des liens familiaux semble quelque peu anachronique à la haine et à l’homophobie des médias de l’époque (le film était probablement optimiste à cet égard), en partie parce que la possibilité de l’amour sexuel entre hommes est dépeinte comme impossible. Il y a des allusions à la possibilité que Léo puisse avoir plusieurs amants, mais il ne peut pas être vulnérable avec d’autres hommes. Pour se trouver enfin, Léo doit se rendre à la grande ville, mais cela implique de laisser derrière sa famille à la campagne.
André Téchiné, Les témoins (2007)
Plutôt que d’être filmé au plus fort de la crise du sida, ou juste après la fin de l’hystérie médiatique, le film Les témoins de Téchiné a été produit plus tard. Il effectue un retour nostalgique aux années 1980, un peu comme s’il s’agissait d’une période heureuse et naïve. Subdivisée en trois chapitres (le bon vieux temps, la guerre, l’été à nouveau), l’intrigue se concentre sur des individus qui ne savent pas aimer les autres : le policier Mehdi et l’auteur de livres pour enfants Sarah entretiennent une relation ouverte caractérisée par le ressentiment, tendue davantage par les responsabilités d’être les parents d’un nouveau-né ; un docteur vieillissant, Adrien, tente en vain de séduire le jeune Manu, lequel est à son tour attiré par Mehdi. Manu a une sœur Julia qui, malgré son affection pour son frère, n’a plus le temps de ressentir quoi que ce soit, ambitieuse de percer dans le milieu de l’opéra. Quand Adrien découvre que Manu a couché avec Mehdi et qu’il est séropositif, il est irrité et menace de rompre tous les liens. Contre toute attente, il devient plutôt son infirmier personnel, prenant soin de lui jusqu’à sa mort. Approchant de la fin et voulant laisser quelque chose derrière lui, Manu enregistre l’histoire de sa vie sur un magnétophone qui appartient à Sarah ; il lui offrira son histoire, scellant le pacte avec un baiser. Lorsque Mehdi découvre que Sarah a recommencé à écrire, mais qu’elle écrit à leur sujet, il cherche à la dissuader, car il veut oublier la mort. Quant à Adrien, épuisé par son travail, il entre en croisade contre le sida puis tombe amoureux une fois de plus avec un jeune touriste américain, lequel ne restera avec lui que pour quelques semaines. Le film se termine alors que chaque personnage avance, confronté à sa propre solitude, mais changé à jamais par Manu, l’amant qui a blessé les amitiés entre eux.
Le film est également provocateur en abordant les tabous tels que l’âgisme et la prostitution. Par exemple, Adrien rencontre Manu dans un parc connu pour être un lieu de drague populaire parmi les homosexuels: il a deux fois son âge. Timidement, il le drague, mais se voit ensuite froidement rejeté car trop vieux. Adrien se plaint d’ailleurs que l’âge soit la dernière forme de discrimination à démanteler. Quand Manu rejoint une orgie dans le parc, Adrien tient sa veste. Ce geste initie une de camaraderie cruelle entre les deux. Adrien cherche à baiser de jeunes hommes, presque comme un prédateur, en leur offrant un lieu de séjour, du travail, du vin et toutes sortes de cadeaux. Dans une autre scène au milieu du film, Adrien est tenté de faire affaire avec un prostitué, mais il refuse à la dernière minute. Il recherche véritablement une relation amoureuse, même dans des amitiés platoniques comme celle qu’il entretient avec Manu. Vers la fin, il est quelque peu surpris lorsque ses sentiments d’attirance pour un homme plus jeune font mouche. Lorsque Adrien offre à un touriste, la première nuit qu’il le rencontre, de dormir dans la chambre récemment occupée par Manu, maintenant décédé, le jeune homme refuse : il préfère dormir sur le sol dans la chambre d’Adrien. Pourtant, cette relation spontanée et passionnée entre hommes d’âges différents ne peut pas durer. Ce pigiste, Steve, devra quitter Adrien bientôt pour explorer le monde.
Du point de vue de la séduction, c’est aussi la mort qui réunit Manu et Mehdi et qui les sépare. En nageant à la plage, Manu se noie presque et Mehdi le ramène sur le rivage pour effectuer une réanimation par le bouche-à-bouche. Plus tard, Mehdi admettra avoir eu une érection et envisagé de laisser Manu sombrer au fond de l’eau. De plus, lorsque Manu apprend qu’il est séropositif, car il devient de plus en plus malade, son corps étant couvert de sarcome de Kaposi, il coupe alors toutes les connexions avec Mehdi. Il s’isole dans une cabine sale; mal nourri, il contemple la mort par le suicide avec une arme à feu tout récemment achetée. Mehdi volera l’arme et la jettera dans les eaux, comme pour le protéger de lui-même. Bien que les deux hommes s’aiment, leur amitié ne survit pas à la peur de l’infection et Mehdi est rongé par la possibilité d’être également malade. Le film ne peut pas concilier maladie et séduction.
Il est très curieux que, vers la fin du film, Manu choisisse de s’habiller et de se maquiller lors de la soirée d’ouverture de la performance de sa sœur à l’opéra, non pas pour la soutenir, mais plutôt pour coucher avec des inconnus. Adrien le guide au parc à contrecœur ; Manu, presque aveugle, affirme hardiment qu’il veut baiser, même s’il ne peut pas devenir dur. Il a même apporté des préservatifs ! Manu est honnête face à ses désirs et ne fait pas ce qu’il n’aime pas. Il explique que c’est parce qu’il aime sa sœur qu’il ne va pas à l’opéra : cela perturberait sa performance. Dans la même veine, lorsqu’il décède, ses funérailles sont précipitées. Julia admet qu’elle ne peut pas pleurer la mort de Manu tandis qu’elle voyage à la campagne ; elle ne se soucie que de sa voix, inquiète d’avoir froid dans les montagnes. Son inquiétude pour ses cordes vocales la gêne. Elle ne peut pas aimer romantiquement, elle ne peut pas ressentir simultanément la peur et la tristesse.
Dans Les témoins, l’amour queer est éphémère et égoïste. La vie est un miracle, comme le dit la mère de Sarah, car les gens sont encore là, même quand il n’y a pas de prédispositions pour cela. La vie enseigne aux gens qu’à travers la pure existence, les relations persistent. Mais le film implique aussi que la mort lente est une honte, qu’elle tue la séduction. Manu préfère finir sa vie tôt plutôt que de devenir laid, car la douleur de la décomposition est la fin de la passion. Manu refuse les gestes de tendresse fournis par Adrien ou Mehdi. Il sait qu’ils seraient motivés par la possession ou la culpabilité. En comparaison, il n’y a pas ici de tromperie dans le monde de la drague.
Regarder en arrière, se sentir mal à l’aise
En regardant ces trois films, la tonalité des affects s’est flétrie et a mué de la tristesse à la nostalgie, de la tragédie à la maladresse. Alors que de plus en plus de films queers sur le sida se livrent à des rétrospectives pour raconter une histoire d’héroïsme et de résistance (en une sorte de rétro-activisme), les films qui dépeignent la crise du sida sont stratifiés avec plusieurs couches de signification. Ils constituent des archives de sentiments, pour reprendre l’expression d’Ann Cvetkovich. [9] Ils racontent une histoire différente de celle des films plus récents comme 120 battements par minutes (2017) ou Plaire, aimer et courir vite (2018) en France, ou Dallas Buyers Club (2013) et The Normal Heart (2014) en Amérique du Nord. Pourtant, ces films font tous le deuil de la même chose : l’amour sans conséquences, sans caoutchouc et sans responsabilités. Historiquement, l’épidémie du sida a permis à des gens considérés comme « bizarres » d’être solidaires par le biais des rapports sexuels protégés. [10] Cette forme de reconnaissance par autrui est toutefois douce-amère.
Dans les films qui font l’histoire du sida, un affect de chagrin ou de perte imprègne toutes les scènes de séduction. Mais ces films diffèrent de ceux d’aujourd’hui dans la manière dont le consentement est négocié. Les films décrits ci-dessus n’en discutent pas. Ils n’expliquent pas aux gens « comment faire le sexe », tout en étant séropositifs. C’est que la thérapie antirétrovirale a transformé le sida d’une peine de mort à une maladie chronique : elle a donné de l’espoir à l’humanité. C’est aussi parce que les affects sont des perceptions en mouvement qu’ils peuvent être incarnés et reproduits par des objets culturels. La justification des décisions et des transgressions faites dans ces films, réalisées courageusement en opposition à l’homophobie généralisée du temps, n’est plus alignée avec l’éthique contemporaine de la transparence ; elle fait rupture avec les normes plus récentes de la communication et de la divulgation sur la sexualité et la santé. Nous attendons de ces films qu’ils nous apprennent à aimer avec le virus, tout comme ils nous montrent comment faire l’amour sans l’homophobie. Or, ces films n’ont pas de telles visées pédagogiques.
Le consentement et la divulgation sont caractéristiques des films contemporains sur le VIH. Ils font partie du processus de guérison qui met fin au problème du sida en tant que traumatisme intergénérationnel. Le sexe queer est représenté dans ces premiers films comme dangereux : l’épée de Damoclès plane au-dessus des rapports homosexuels, le dénigrement des homosexuels ou le sida pouvant potentiellement perturber la jouissance des plaisirs. Le sexe est dangereux et le saisir signifie faire preuve de bravoure. Il est facile de critiquer ici la logique de ce principe de séduction. Fassin a raison de faire valoir que la séduction doit être défendue contre l’antiféminisme : la séduction française doit être féministe en substance pour redevenir séduisante une fois de plus. [11] Cependant, la revue de ces archives de sentiments, aussi progressistes qu’elles le fussent, fait paraitre la séduction comme impossible en dehors des institutions hétéronormatives telles que la famille nucléaire. Ces relations queers sont incomplètes et mensongères dans Tout contre Léo, non conventionnelles dans Les nuits fauves ou défectueuses et frustrées dans Les témoins. Ces œuvres d’art sont brutales et rustres, n’offrant ni réconfort ni conseils sur la façon de vivre durant une pandémie. Et donc, ces films génèrent à la fois l’inconfort et la familiarité… d’autant plus que ces lignes sont écrites en plein milieu de la pandémie de la Covid-19. Ces espaces privés d’intimité et des rapports avec les étrangers sont actuellement interdits. Quelque 30 ans plus tard, nous espérons trouver la sagesse dans les films sur le sida qui, trop près de nous, ne fournissent aucune réponse à la façon dont l’amour peut être à la fois intrépide et réciproque.
Cyril Collard, Savage Nights/Les nuits fauves (1992) France, Italy. 126 min. Color; Christophe Honoré, Close to Leo/Tout contre Léo (2002) France. 88 min. Color; André Téchiné, The Witnesses/Les témoins (2007) France. 112 min. Color.
Notes
1. B. Ruby Rich, New Queer Cinema: The Director’s Cut (Durham & London: Duke University Press, 2013).
2. Douglas Crimp, (ed.) AIDS: Cultural Analysis, Cultural Activism Cambridge and London: MIT Press, 1988); Roger Hallas, Reframing Bodies: AIDS, Bearing Witness, and the Queer Moving Image (Durham: Duke University Press, 2009); Paula A. Treichler, How to Have Theory in an Epidemic: Cultural Chronicles of AIDS (Durham and London: Duke University Press, 1999); Simon Watney, Policing Desire: Pornography, AIDS, And the Media (Minneapolis: University of Minnesota Press, 1996).
3. Florian Grandena, « Du glissement de l’homosexualité, » Contemporary French and Francophone Studies 12 no. 1 (2008): 99–106.
4. Lauren Berlant, Cruel Optimism (Durham and London: Duke University Press, 2011).
5. Lee Edelman, No Future: Queer Theory and the Death Drive (Durham : Duke University Press, 2004).
6. Dans le contexte américain, le cinéma sur le sida était destiné à sensibiliser à la maladie à travers des mélodrames tels que « An Early Frost » (1985) ou « Philadelphia » (1993). En France, certains films hétérosexuels dépeignant le sida ont également dépeint un amour hétérosexuel gêné par la pandémie. Par exemple, « J’ai horreur de l’amour » (1997) de Laurence Ferreira Barbosa et « Clara et moi » (2004) d’Arnaud Viard. Des relations saines avec le sida ne sont pas encore un trope à explorer.
7. L’affect « flétri », comme je voudrais le faire valoir, consiste en des sentiments faiblement associés qui sont devenus regroupés autour de comédies ou drames qui ne vieillissent pas particulièrement bien. La plupart des transgressions propres aux intrigues narratives, qu’elles soient constitutives du rire, de la sexualité ou des identités queers, sont profondément imbriquées dans un contexte et une morale qui imprègnent une société. Toutefois, lorsque les temps changent, et quand les attitudes envers ces valeurs évoluent, il est clair que l’acte provocateur qui se veut libérateur (de même que la violence de transgresser l’ordre social) devient quelque peu entaché par les relations de pouvoir au sein desquelles ce geste de défiance prend place.
8. Si Les nuits fauves est un témoignage des années 1990 et l’air du temps de la crise du sida, cela ne signifie pas qu’il doit être réécrit pour se conformer à code actuel de bonne conduite. Éditer l’œuvre d’art pour supprimer toute mention d’hystérie, de culture punk, de drogue et de rock and roll ne laisserait rien à voir, sinon une structure dénudée avec des scènes sans aucun lien dramatique entre elles. D’ailleurs, ce film ne serait probablement pas produit aujourd’hui : nous nous attendons à des films sur le sida pour nous dire comment nous devons « sentir » sur la vie avec le VIH, et comment séduire quelqu’un d’autre. Le fait que Jean est à la fois un séducteur et un méchant, mais qu’il ne soit pas puni comme Don Juan dans l’acte IV, est inconcevable au public contemporain.
9. Ann Cvetkovich, An Archive of Feelings: Trauma, Sexuality, and Lesbian Public Cultures (Durham & London: Duke University Press, 2003).
10. Deborah B. Gould, Moving Politics: Emotion and ACT UP’s Fight Against AIDS (Chicago & London: University of Chicago Press, 2009); Heather Love, Feeling Backward: Loss and the Politics of Queer History (Cambridge: Harvard University Press, 2007); Cindy Patton, Sex and Germs: The Politics of AIDS (Boston: South End Press, 1986); Cindy Patton, Fatal Advice: How Safe-Sex Advice Went Wrong (Durham : Duke University Press, 1996).
11. Éric Fassin, « Au-delà du consentement : pour une théorie féministe de la séduction, » Raisons Politiques 46 no. 2 (2012) : 1291–1941.