Ça ira (1) fin de Louis: Interview with Guillaume Mazeau

Liana Vardi

University at Buffalo, SUNY

 

 

Joël Pommerat’s play Ça ira (1) fin de Louis, a four and a half hour staging of what looks very much like the French Revolution, had its premiere on 16 September 2015 at the Théâtre du Manège in Mons, Belgium. It then moved to the Théâtre des Amandiers in Nanterre and has been on tour since, across France and to festivals in Greece, Canada, and South America. The play garnered unanimous praise and won several prizes at the 2016 Molières (France’s equivalent of the Tonys). Those of us not lucky enough to be in Paris, to which the troupe regularly returns, must make do with the play’s text published in 2016 and a brief video excerpt.

 

https://www.youtube.com/watch?v=lfcUmcBRYbk

Guillaume Mazeau is an early modernist who teaches at Université Paris 1. He is best known for his study of the assassination of Marat and its afterlife, Le bain de l’histoire, Charlotte Corday et l’attentat contre Marat 1793-2009, (Paris: Champ Vallon, 2009). He served as the historical guide to the documents of the period on which the play was built. He participated along with Pommerat, his playwrights, and actors, in the writing of the text.

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LV: Hello, Guillaume Mazeau, thank you for agreeing to tell us about Joël Pommerat’s Ça ira (1) fin de Louis.

LV: Could you tell us something about yourself first? What is your own approach to the French Revolution? In North America, we would call you a cultural historian, would you agree? Vous êtes vous-même historien de la Révolution française. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre propre approche? Êtes-vous un historien culturel?

GM: Je suis en effet venu à l’histoire de la Révolution française parce que je m’intéressais au rôle que jouent les imaginaires sociaux dans la mécanique des événements, mais aussi dans leur mise en histoire. Depuis ma thèse, rédigée sous la direction de Jean-Clément Martin, j’ai fait de la période révolutionnaire mon champ principal de recherche. Si mon livre Le Bain de l’histoire (2009) est avant tout un essai pratique d’épistémologie de l’histoire postulant l’absence de difference de nature entre l’”histoire” et la “mémoire”, j’ai tenté d’y tester de nouvelles manières de faire le récit d’un épisode de la Révolution française, un événement avec lequel, nous autres Français, cultivons un rapport souvent trop fétichiste voire totémique. Je crois que je fais partie d’une génération venue à cette histoire bien après le Bicentenaire (1989). Avec d’autres, j’essaie de détacher cet événement du roman affectif et national, qui fait de la Révolution une époque faussement familière. S’il a été très utile, le temps de la déconstruction, mené en particulier par François Furet, est probablement dernière nous. L’heure est venue de raconter autrement l’événement, sans rentrer dans les schémas antérieurs. Pour cela, je pense qu’il faut esquisser une histoire épaisse, une histoire qui ne se limite pas aux publications académiques, mais qui puisse saisir l’événement tel qu’il se réinvente encore aujourd’hui par des voies ordinaires et informelles. Il ne s’agit pas de continuer à célébrer la Révolution, ni de poursuivre l’inventaire de ses “héritages”, encore moins de proclamer une nouvelle fois sa survie. Il s’agit de défamiliariser l’événement, afin de mieux en percevoir la singularité. Or redécouvrir l’étrangeté de la Révolution française implique d’ouvrir son histoire aux autres mondes. Dans une perspective académique, cela suppose de l’étudier dans toutes ses échelles et temporalités, c’est-à-dire au-delà des perspectives uniquement nationales. S’ouvrir aux autres mondes renvoie aussi à la nécessité de mener l’enquête autrement, de renouveler les pratiques historiennes. L’histoire de tous les événements, mais plus encore de ceux qui marquent fortement les imaginaires, résulte d’une construction présente et collective, dans laquelle les savoirs universitaires ne prennent qu’une place extrêmement modeste. Une pièce de théâtre, une assiette historiée, une fête commémorative ou les récits d’élèves de collège ont quelque chose de different, mais de tout aussi intéressant, à dire sur la vérité de l’événement. Ils nous aident à mieux le comprendre, pour peu qu’on leur applique de bonnes grilles de lecture. Si l’on considère que ces formes non instituées de fabrique de l’histoire sont culturelles, alors oui, je suis un historien plutôt culturel de la Révolution.

Summary: Yes, I would define myself as a cultural historian. As part of a generation that came to the French Revolution after the Bicentennial, I am interested in revisiting its memorable events by de-familiarizing them and recapturing their peculiarity. This can be achieved by a thick description that puts less weight on historical methods and more on non-traditional ones be they a commemoration, a play, a ceremonial plate, or the response of today’s high school students.

LV: Vous vous intéressez beaucoup au théâtre. Avez-vous votre propre théorie sur les rapports entre histoire et fiction? You are very interested in the theatre. Do you have a theory regarding the ties between history and fiction?

GM: Depuis quelques années, nous vivons en quelque sorte un nouveau “retour” des expériences visant à relier les sciences sociales et la fiction. La conception académique de la science ainsi que les méthodes communes de la profession, qui datent pour l’essentiel de la fin du XIXe siècle, présentent aujourd’hui des limites. Ces limites viennent des nouveaux modes de diffusion des connaissances qui se sont largement massifiés et démocratisés, mais elles sont également intellectuelles et éthiques: non seulement les formes classiques de recherche, campées sur une conception fermée de la discipline, échouent à saisir le passé dans toutes ses dimensions, mais elles révèlent aussi l’isolement croissant des savants dans l’écriture de l’histoire. Qui comprend aujourd’hui la langue académique? Qui la lit? Cet isolement n’est pas nouveau. Mais il est devenu préoccupant. Depuis les années 1960, le passé et ses récits collectifs sont devenus de très puissantes armes, utilisées par les institutions et groupes sociaux en fonction de leurs intérêts. Aujourd’hui de nouveaux “grands récits” s’opposent. Le roman marxiste a presque disparu. Le roman national ou le “récit national”, sa forme euphémisée, revient au premier plan et se confronte au roman libéral et global. Leur force de conviction repose justement sur l’évocation et le recours à la fiction. Face à ces usages du passé, que devons-nous faire? Sortir des laboratoires, intervenir dans le débat public, renouveler la langue historienne, trouver de nouvelles formes, mais aussi défendre une certaine conception de la vérité. Car si toutes les formes d’histoire, savantes ou non, sont à mon avis poreuses, elles ne sont pas toutes à mettre au même niveau. Le moment est très inconfortable. La discipline historique se trouve dans un étau: d’un côté, elle doit renouveler ses méthodes et ses formes narratives en puisant dans les imaginaires sociaux, en se mettant en partage aussi. Mais de l’autre, elle doit porter haut la singularité de sa méthode et défendre la valeur de la vérité des faits, aujourd’hui mise en doute par les courants les plus conservateurs, que ce soit aux Etats-Unis ou en Europe. Il faut donc trouver la bonne mesure de ce que nous pouvons faire. Et en particulier trouver les formes qui puissent le mieux convenir aux préoccupations de l’histoire. Le théâtre, qui est l’art des situations par excellence, est selon moi le plus proche de l’histoire, fondée sur l’étude du temps et des rapports au temps. La littérature, proche cousine de l’histoire, ne peut atteindre ce que le théâtre fait comprendre, en particulier lorsqu’il repose sur l’écriture collective de plateau : le rôle des corps et des émotions vécues, la dynamique des interactions en temps “reel”, les conditions pratiques des situations historiques, le rôle de l’action incarnée, ou même la fragilité de ce qui advient et la nature contrefactuelle des événements. Enfin, il permet à l’historien de jouer son rôle dans une construction collective de l’histoire, un rôle singulier mais pas absolument détaché de celui des non–spécialistes. Comme toute forme de création quand elle est collective, un certain type de théâtre permet à l’historien de mettre son savoir à disposition – et de s’effacer.

Summary: Traditional history is in crisis. Its methods are dated. Although this is not new, it is reaching worrisome proportions. The past is being purloined for political purposes, building on fiction rather than historical research. What can the historian do? Claim some of this space and be open to the social imaginary, while still insisting on the value of historical methods and of the truthfulness of facts to those who would deny them. Theatre deals with interactive situations and is therefore the closest to history among literary genres. A fruitful collaboration can be established during the writing of a play with a specialist offers his erudition but then makes himself scarce.

LV: Connaissez-vous Joël Pommerat de longue date? Comment êtes vous arrivé à collaborer avec lui? Have you known Joël Pommerat long? How did you come to work with him?

GM: Je ne connaissais Joël Pommerat que de nom. J’avais vu Le Petit Chaperon Rouge, un de ses spectacles. C’est sa dramaturge Marion Boudier qui m’a contacté. Elle avait constaté que je passais beaucoup de temps à faire de l’histoire de diverses manières qui nourrissaient directement ma recherche.

Summary: I had not met Joël Pommerat until his playwright Marion Boutier contacted me. She had noticed that I approached history from various angles.

LV: Comment le projet s’est-il élaboré? Quel a été votre rôle?  How did the project take shape? What was your role?

GM: Joël m’a au fond permis de faire ce dont je rêvais depuis longtemps: travailler avec un(e) artiste sans être réduit à la fonction de l’”expert” ou du “conseiller historique”: lorsque l’auteur nourrit une ambition documentaire ou qu’il a besoin de se positionner dans un rapport exigeant à la vérité des faits, il peut faire appel à un(e) historien(ne) pour garder des repères. Ce rôle peut être intéressant: il permet de défendre la place de la vérité historique lorsque la création artistique s’en réclame. Et même si elle prend des libertés, l’historien(ne) peut de toute manière épaissir la fiction en apportant du contenu concret et précis qui peut renforcer la crédibilité de l’histoire racontée ou mise en scène. Toutefois, dans ce type de demarche, l’historien(ne) ne sort qu’en apparence de son territoire: il n’est là que pour certifier, authentifier, la véracité du récit et des situations. Il demeure dans son identité de savant et de “sachant”.

La manière dont nous avons travaillé pendant plus d’un an est très différente. Cela s’explique par le rapport particulier à la vérité historique que Joël Pommerat a voulu tenir. Dans son travail, Joël a une conception très précise et exigeante de ce qu’il appelle la “complexité” du réel: ses spectacles évitent de donner une interpretation univoque, mais invitent à une attitude critique. D’aure part, tout en assumant de créer des spectacles fictionnels, il s’appuie sur un impressionnant travail documentaire. On retrouve ces démarches dans Ca Ira (1) Fin de Louis.

Il faut préciser que la demarche de Joël Pommerat permet ces rapprochements entre sciences sociales et création. Joël compose son texte à partir d’une “enquête”. Celle-ci repose sur une importante recherche documentaire mais se confronte ensuite à la scène grâce au travail des acteurs, mené pendant de longues séances d’improvisation et qui, seul, permet d’”éprouver” en situation le texte des archives. Joël avait besoin de moi  et de sa dramaturge Marion Boudier dans ce cadre: j’étais là pour donner des conseils de lecture, faire cours aux comédiens, mener un gros travail de recherche archivistique, expliquer les contextes précis aux acteurs, intervenir en plateau lorsque la fiction s’évadait trop de la vérité des faits.

Au depart, Joël était avant tout intéressé par la naissance et l’opposition des ideologies contemporaines. Il voulait aussi retrouver la Révolution dans ce qu’elle avait eu d’imprévu et de fondamentalement nouveau pour ses contemporains. Sa demande était claire: en tenant compte de ces deux contraintes, mon rôle était de le nourrir, ainsi que les acteurs, des informations les plus précises et variées, afin de recréer, au détail près, les débats politiques des premiers révolutionnaires. Mais il fallait aussi arriver à débarrasser la Révolution française de ses clichés, de ce qu’elle a de faussement familier ou intime, surtout pour nous Français et qui nous empêche de la voir comme ce qu’elle fut au premier chef: une déflagration, une surprise, une plongée dans l’inconnu. Nous avons voulu retrouver l’exotisme de la Révolution, afin, paradoxalement, de provoquer d’autres types de rapprochements avec notre présent. Mon rôle était donc de sélectionner les écrits et discours qui permettraient d’alimenter les séances d’improvisation. Selon les thèmes que Joël avait décidé de travailler (que faire des violences populaires? Ou bien le débat sur la Déclaration des Droits de l’Homme), nous composions des dossiers dans lesquels étaient rangés tous les arguments des “très conservateurs”, des “conservateurs modérés”, des “très radicaux” et des “radicaux modérés”. Plus le travail avançait, plus je réécrivais les textes, mais en respectant au maximum leur sens. Ensuite nous distribuions ces collages et montages aux actrices et aux acteurs, Marion Boudier, Guillaume Lambert (l’assistant dramaturge) et moi leur expliquions le sens des textes, afin qu’ils puissent enfin les défendre eux-mêmes sur le plateau. Les directions de jeu de Joël étaient claires: ne pas trahir le sens exact de la parole proférée, être sincère, ne pas “jouer”, ne pas “fabriquer”. Le travail de plateau se met ici par excellence au service de la nature de l’expérimentation historique: il permet de coller au plus près de l’événement et de ses possibles advenus ou non, de restituer son intempestivité, sa conflictualité aussi, qui se sont lissées depuis deux siècles. Une qualité contrefactuelle que l’on retrouve encore davantage dans le spectacle Notre terreur de Sylvain Crezevaukt (2009). Evidemment, c’est dans ce processus que j’ai le plus quitté mon rôle d’expert: j’ai en effet directement participé à la co-écriture collective et à la dramaturgie. De leur côté, à force d’accumuler des connaissances et de poser des questions au passé, Marion et Joël apprenaient à devenir historiens.

Summary: Pommerat allowed me to do something I’d dreamed of: collaborating with an artist without being merely the expert called in to ensure that the work does not stray too much from the facts. During one year, I worked with the playwrights and actors to create a spectacle that stuck close to historical reality. Pommerat believes in researching his topics thoroughly. My role was to provide materials for the troupe to absorb and from which they would then improvise their roles. The goal was to present the gamut of positions from the most conservative to the most radical. Pommerat wished to move away from the clichés of the Revolution and recreate its spontaneity, its novelty, and paradoxically to draw in this way parallels with the present. So I abandoned the role of expert to participate directly in the collective writing of the play.


[Source: PressReader.com Le Figaro, 15 October 2015, Armelle Héliot]

LV: Comment caractériseriez-vous l’approche de Pommerat à la Révolution? How would you define Pommerat’s approach to the Revolution?

GM: Joël Pommerat a choisi la Révolution française parce qu’il y voit l’origine des idéologies contemporaines. Des idéologies qui, selon lui, mais je partage ce constat, sont aujourd’hui oubliées, intrumentalisées ou dévoyées, ensevelies sous le délitement du débat démocratique ou les récupérations venant au départ de l’extrême-droite. Par ce spectacle, il a voulu restituer l’énergie et la sincérité originelle d’un moment de fondation collective. Ce spectacle vise ainsi à représenter la naissance d’une communauté politique dans sa sincérité virginale et dans ses bouillonnements incertains, inquiétants ou porteurs d’enthousiasme. Comme auteur de la complexité, Joël Pommerat n’a pas voulu s’insérer dans les schémas binaires sur la “bonne” ou la “mauvaise” revolution. Ainsi, toutes les paroles sont restituées dans leur intelligence et leur sincérité, que celles-ci soient émises par des révolutionnaires radicaux ou des contre-révolutionnaires convaincus. Joël fait ici oeuvre de théâtre politique, même s’il s’en defend parfois : il fait partie de cette génération de cinquantenaires qui sont eux-mêmes parfois désabusés par rapport à la politique, et qui n’ont plus confiance ni dans les appareils, ni dans l’engagement, ni dans le militantisme. Dans son théâtre, il refuse par ailleurs de jouer le rôle de l’auteur omniscient ou tout-puissant, qui délivrerait un message: ce qu’il cherche, c’est à placer le spectateur dans une situation d’inconfort devant la complexité des choses. Paradoxalement, cette complexité n’est pas le refus de la politique. C’est, en ce qui concerne ce spectacle sur la Révolution, une manière au contraire très nouvelle de dérouter les attentes et les représentations et de placer les spectateurs dans la surprise et la réflexion critique. Ce que Joël apporte, je crois, c’est un besoin de défétichiser l’événement, en France ou ailleurs. Pour, peut-être, mieux le retrouver dans ses complexités originelles. Et le mettre à nouveaux frais dans les mains du présent.

Le résultat n’est pas une pièce historique sur la Révolution française. C’est un spectacle qui parle de la Révolution. C’est avant tout une fiction. Mais en raison de la manière dont il a été créé, il fait, je pense, au moins autant accéder à la vérité historique que bien des “reconstitutions” ou pièces documentaires. Nous nous sommes tellement éloignés du passé, tant d’images et de clichés se sont accumulés sur l’événement depuis deux cents ans qu’une reconstitution la plus érudite renvoie souvent davantage aux representations que nous nous faisons du passé qu’au passé lui-même. Ainsi, les pantalons rayés, les bonnets rouges, les vrais noms des lieux (la Bastille, le Palais Royal) ou ceux des acteurs de l’histoire (Mirabeau, Marie-Antoinette, Robespierre…) réveillent davantage ce que nous imaginons d’eux que la manière dont ils étaient vus à l’époque.

C’est pour cela que nous avons transformé les noms des deputés: pour éviter que les spectateurs ne “reconnaissent” Marat ou Danton, ne les classent trop rapidement dans des cases politiques et, finalement ne les écoutent plus, nous avons changé leurs noms. En outre, chaque député de la pièce résulte d’un collage de plusieurs personnages réels: les interventions de la députée radicale Lefranc sont ainsi un assemblage de discours de Desmoulins, Le Chapelier, Marat ou Loustalot. Plutôt que de se tenir confortablement dans une posture de “reconnaissance”, les spectateurs prêtent cette fois une oreille plus attentive et inquiète à ce qui est dit: cette écriture ne montre pas une histoire faite par des héros déjà là, elle raconte l’expérience incertaine de gens ordinaires qui forcent le cours du temps et pour lesquels les mots sont des armes. De la même manière, le mot “Bastille” inspire bien plus le symbole de l’après 1789 que ce que les Parisiennes et Parisiens voyaient au coeur de la Révolution: pour retrouver la vérité du passé, il faut parfois passer par des anachronismes ou des transpositions. C’est pourquoi nous avons choisi de parler de “Prison Centrale”. De même, les “Etats Généraux” sont devenus le “Parlement national”. Enfin, comment restituer la peur ressentie devant un noble de la fin du XVIIIe siècle, qui portait des talons, une perruque, qui se maquillait et qui, pour nous, s’habillait presque en femme? La distance est trop grande. Cet exemple montre bien que parfois, la reconstitution la plus exacte trahit plus qu’elle ne traduit fidèlement le passé. Nous avons donc pensé qu’il fallait là aussi transposer les costumes pour faire sentir la domination : les nobles son habillés en costume élégants du XXe siècle, affichant plus clairement leur supériorité sociale.

Par toutes ces mises au présent, nous avons donc cherché à rapprocher le passé d’aujourd’hui, mais en suivant des règles précises. Pour autant, ces transpositions ne sont pas des réelles actualisations: ni la langue, ni les costumes ne sont ceux d’aujourd’hui, il relèvent d’un bricolage temporal complexe. Pour la langue politique, par exemple, nous sommes allés chercher l’époque qui, selon nous, se rapprochait le mieux de celle de la fin du XVIIIe siècle dans sa force, sa sincérité, sa performativité et son inventivité aussi: celle de Mai 68.

Nous avons voulu à tout prix éviter les analogies trop faciles avec aujourd’hui. Si les spectateurs voient dans le spectacle des correspondances avec l’actualité, c’est bien plus l’effet de l’universalité des questions qui sont soulevées par la Révolution française que de notre volonté ou de circonstances précises.

Summary: Pommerat believes, as I do, that the Revolution is the source of modern ideologies, some of which have been forgotten, instrumentalized, buried by the fraying of democratic discourse, or distorted, especially by the far right. Pommerat wanted to restore the energy and sincerity at the foundation of the new order. A man in his fifties, Pommerat is somewhat disillusioned and doesn’t think of himself as a political playwright. He wants his public to think critically by challenging their knee-jerk responses to the Revolution. It is not an historical play about the French Revolution but a play that talks about the Revolution. It is fictional. Through the stories they have read about them, people have ready-made responses to the likes of Danton or Robespierre, so we decided to change the names of the deputies in the play. Individual characters are often composites of several figures. We also turned the Bastille into a central jail and the Estates General into the national parliament. Costumes were a problem since a nobleman with his heels, wig, make-up, and quasi-feminine clothing could not inspire terror in anyone nowadays. Our nobles wear elegant twentieth-century suits to express their domination. We found inspiration in May 68 but didn’t want to create too obvious a link with the present.

LV: Seul Louis XVI est nommé. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi? Why is Louis XVI the only historical figure to keep his name?

GM: Louis XVI est le seul nommé parce que contrairement aux autres personnages, il était impossible de faire comme si on ne le reconnaissait pas. Joël n’a donc pas cherché à “échapper” à l’aura du vrai personnage historique, il a plutôt essayé de jouer avec l’image qu’on en a: dans la pièce, Louis XVI, joué par Yvain Juillard, est non seulement grand et énergique, mais il est sincère, réformateur et se perd peu à peu sous l’effet des événements. Une trajectoire assez proche de ce que fut réellement Louis XVI, mais en décalage avec celle qui s’est impose depuis deux siècles, montrant un roi un peu idiot, aussitôt dépassé et, dans tous les sens du terme, impuissant devant l’histoire.

Summary: There was no way to pretend that Louis XVI did not reign. Pommerat wanted to depict a different monarch from the one who has gone down in history. He is shown as tall and energetic, sincere and reform-minded, and as slowly losing his sense of purpose once events overcome him.

LV: La mise-en-scène (comme on peut voir par les extraits sur Youtube) est très particulière. Comment fonctionne-t-elle? As one can see in Youtube clips the staging is quite special. How does it work?

GM: Dans les scènes d’Assemblée, la mise en scène place le spectateur dans la position d’un député. Le quatrième mur est abattu. Des acteurs jouent dans les gradins, une quinzaine de comédiens amateurs réagissent aux discours de ceux qui sont sur la scène et les spectateurs sont éclairés comme s’ils étaient assis dans l’Assemblée. Par ce dispositif, Joël Pommerat a, là encore, voulu placer le spectateur dans l’inconfort et l’implication, comme s’il participait, au moins par sa présence, à un débat politique aussi dense et puissant que confus: ces émotions contradictoires, ce sentiment de dépassement de soi, de transformation aussi, ces députés les ont également resenties: autant dire que nous nous sommes fortement inspirés des travaux de Timothy Tackett qui, dans Par la volonté du peuple (1997), a montré comment les deputes de 89 sont bien “devenus révolutionnaires”.

Summary: In the scenes set in the Assembly, the spectators sit amid the actors/deputies. The fourth wall disappears and the spectators are made to feel like participants in the events that unfold. We were inspired by Timothy Tackett’s Becoming a Revolutionary which shows the transformation of the men of 89 into revolutionaries.

LV: La pièce est en tournée mondiale. Comment expliquez-vous ce succès? Les étudiants américains s’intéressent peu à la Révolution française, sauf sous l’angle de Révolution atlantique. Cette pièce, qui soulève des questions contemporaines, a-t-elle été un moyen de ranimer l’intérêt en France? The play has toured the world. How do you explain its success? American students have lost all interest in the French Revolution. Do you think that the play might inspire a renewed interest in France?

GM: La pièce a rencontré un certain succès en Grèce, en Argentine, au Canada, au Brésil aussi ou au Mexique. Ce n’est pas un hasard. Les questions qu’elle pose sont les mêmes que celles que la Révolution française a adressées au monde il y a deux siècles, mais qui gardent une certaine actualité car elles interrogent des enjeux fondamentaux, au-delà des situations historiques. Quelle est la limite de l’intolérable en politique? Où commencent et où s’arrêtent la liberté et l’égalité? Comment justifier l’usage d’une violence sans laquelle l’émancipation aurait été impossible? Comment convertir politiquement le moment bouillonnant mais brouillon de la fondation politique? Une société peut-elle changer profondément en peu de temps par la volonté collective? Où s’arrête la souveraineté de la nation? Comment combattre les classes sociales qui tenaient l’Ancien Régime et que faire d’elles après la prise de pouvoir? Le peuple doit-il se soumettre aux impératifs financiers et à l’agenda économique? Le temps de la politique est-il celui des demandes populaires? A partir de quel moment les représentants, pris dans des contraintes politiques et institutionnelles, commencent-ils à trahir leurs électeurs? Ces questions, je pense que les Grecs, les Argentins et les Brésiliens d’aujourd’hui se les posent d’une autre manière, mais avec des enjeux communs à ceux du passé.

Summary: The play has had some success in foreign countries. This is not surprising given that the play raises questions that are still relevant. When does political action become intolerable? Where do equality and liberty begin and end? What about the use of violence? What is the meaning of national sovereignty? How does one combat the social classes that held power in the Old Regime and what does one do with them after? Does the Peuple have to bow to financial imperatives and an economic agenda? What role do popular demands play? At which point do representatives start to betray their electors? These are questions that the Greeks, Brazilians, and Argentinians are still asking today, even if in a different way.

LV: Thank you, Professor Mazeau, for this fascinating insight into the making of the play and the demonstration of how academic historians can contribute to the larger culture by having art and history work in tandem.

Joël Pommerat, Ça ira (1) Fin de Louis, Arles, Paris: Actes Sud, 2016

 

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