H-France Review Vol. 3 (October 2003), No. 110
Philip Whalen, Gaston Roupnel, âme paysanne et sciences humaines. Collection “Sociétés.” Dijon: Editions Universitaires de Dijon, 2001. 202 pp. 20.00 € (pb). ISBN 2-905965-54-1.
Review by Philippe Poirrier, Université de Bourgogne.
Review [in English] by Philippe Poirrier
Gaston Roupnel (1871-1946) est aujourd'hui un historien bien oublié. Certes, son Histoire de la campagne française, publiée en 1932 et rééditée en 1974 dans la prestigieuse collection «Terre humaine», a bénéficié du néo-ruralisme des années 70. Sa thèse, publiée en 1922, La ville et la campagne au XVIIe siècle : étude sur les populations du pays dijonnais, demeure un passage obligé pour l'histoire sociale du Grand siècle. En revanche, Histoire et destin (1943), vive attaque contre l'histoire universitaire et véritable philosophie organiciste de l'histoire aura une faible postérité, même si le plaidoyer pour une «histoire structurale» sera médité par Fernand Braudel. Quant à l'écrivain régionaliste, fervent défenseur du terroir bourguignon, il est, depuis les années 70, éclipsé par le succès médiatique et éditorial d'Henri Vincenot.
Il faut donc saluer le travail de l'éditeur qui propose une version remaniée du Ph. D. («Life and Works of Gaston Roupnel») soutenu en 2000 par Philip Whalen à l'université de Californie à Santa Cruz.[1] La traduction française rend plus facilement accessible les conclusions de l'auteur et permet de mieux saisir la personnalité contrastée de Gaston Roupnel. Le projet est celui d'une biographie intellectuelle qui tente de «retracer l'itinéraire intellectuel de Gaston Roupnel et de préciser la nature de sa contribution dans les différents champs disciplinaires qu'il a abordés». Au-delà de l'analyse précise des œuvres de Gaston Roupnel, cette étude a pu s'appuyer sur les riches archives privées conservées par les héritiers de l'historien. L'utilisation des correspondances permet de mesurer la place que Gaston Roupnel occupe dans le paysage intellectuel de son temps.[2]
A la fois intellectuel et exploitant viticole à Gevrey-Chambertin, professeur à l'université de Dijon et romancier régionaliste reconnu, chroniqueur à La Dépêche de Toulouse et animateur de la vie culturelle locale, Gaston Roupnel prône un dialogue entre histoire et sciences sociales, entre culture savante et traditions populaires. Il accède cependant tardivement à l'université, gardera une rancune tenace contre un milieu malthusien dominé par l'Ecole normale supérieure «cette école, énormément plus Normale que Supérieure, où l'on n'entre qu'une fois, mais dont on sort toute sa vie» écrit-il dans Histoire et destin et demeure quelque peu en marge d'une communauté historienne de plus en plus professionnalisée.
L'ouvrage de Philip Whalen a suscité une vive réaction chez certains historiens français. Pierre Cornu a, dans une longue recension solidement charpentée, souligné combien la posture hagiographique de l'auteur et ses choix méthodologiques allaient à l'encontre d'une socio-histoire de la discipline qui réponde aux canons de la communauté historienne.[3] Le traitement de l'attitude de Gaston Roupnel pendant l'occupation témoigne de ces problèmes méthodologiques. L'attitude de Roupnel avait déjà été au centre du chapitre que Daniel Lindenberg avait consacré aux historiens français dans Les années souterraines (1990).[4] Cette question demeure sensible comme l'a rappelé la vive polémique suscitée en 1995 à propos de l'attitude de Lucien Febvre.[5] Il ne s'agit pas ici de rouvrir un procès coloré par le «syndrome de Vichy».
Mais tout à la défense de son héros, qualifié de républicain proche des radicaux, Philip Whalen écarte résolument les pièces à charge. Pourtant, à la veille de la guerre, Gaston Roupnel s'est incontestablement rapproché des milieux agrariens dont les principaux responsables (Rémy Goussault et Jacques Le Roy Ladurie) et chantres (Henri Pourrat et Lucien Gauchon) font, en 1936, à l'initiative de Daniel Halévy, le détour par Gevrey-Chambertin. Patriote et anti-allemand, critique de l'action du maréchal Pétain, Gaston Roupnel demeure somme toute attentiste à l'heure de l'occupation allemande. Il faut cependant souligner qu'une partie de son œuvre comporte bien des analogies avec les thématiques de la Révolution nationale. A ce titre, Philip Whalen minimise, sans l'ignorer, la réception des écrits de Roupnel dans les milieux proches de l'Etat français. Le nécessaire retour à la terre, central dans l'Histoire de la campagne française, réédité chez Grasset en 1943, et dans Histoire et destin est salué dans la presse de Vichy.
L'utilisation des correspondances envoyées par ses pairs à Roupnel mérite plus de distance critique. Ses seules correspondances ne permettent guère d'évaluer la réception des travaux de Roupnel par la communauté historienne. Les usages académiques ne brillent pas par leur sincérité. Prenons un exemple : à la suite de la disparition de Roupnel, Lucien Febvre publie dans les Annales en 1947 la lettre que celui-ci avait envoyée à Braudel pour le remercier de son compte rendu d'Histoire et destin. Febvre explique qu'il souhaitait faire ce compte rendu, mais l'avait finalement laissé à Braudel qui venait de lire l'ouvrage en captivité. Or, en juin 1944, le courrier adressé par Lucien Febvre à Fernand Braudel est moins flatteur : «Oui, vous vous êtes emballé sur Roupnel, faux grand homme de province. Lui avez prêté vos richesses, et comme toujours, vous êtes lu vous-même en lisant son texte. C'est un pleurard qui veut s'élever à la métaphysique. Où il excelle, c'est quand il parle de la terre bourguignonne, alors oui. Avais reçu le livre dédicacé et décidé de ne pas rendre compte».[6]
Lors de la sortie de l'ouvrage en décembre 2001, l'Université de Bourgogne a organisé un colloque international sur «Le temps des sciences humaines, Gaston Roupnel et les années trente». Les actes de ce colloque devraient opportunément compléter cette biographie intellectuelle. L'ouvrage de Philip Whalen aura eu le mérite d'ouvrir le débat et d'attirer l'attention, avec d'autres, sur une relecture nécessaire de l'histoire des sciences sociales dans l'entre-deux-guerre.[7] Une approche plus fine de l'histoire de la discipline, de ses relations avec les sciences sociales, et de sa professionnalisation croissante, devrait en résulter.
NOTES
[1] Philip Whalen, “Life and Works of Gaston Roupnel” (Ph.D. diss., University of California at Santa Cruz, 2000).
[2] Face à la menace urgente de sa disparition, ce fonds a été collecté par la Maison des Sciences de l'Homme de Dijon dans le cadre d’un accord avec la famille limitant pour l’instant son accès. Il est en cours de numérisation permettant de tester les nouvelles techniques archivistiques à disposition, Voir http://mshdijon.u-bourgogne.fr/
[3] Pierre Cornu «Sur l’âme des sciences humaines. Réponse à Gaston Roupnel de Philip Whalen» Ruralia, 2001-09, http://www.ruralia.org.
[4] Daniel Lindenberg, Les années souterraines, 1937-1947 (Paris: La Découverte, 1990), pp. 112-122.
[5] Philippe Burrin, La France à l’heure allemande (Paris: Seuil, 1995). Voir la réponse, significativement publiée dans un grand quotidien, de Bertrand Müller et Peter Schölter, “Faut-il brûler Lucien Febvre ?” Le Monde, 8 février 1995.
[6] Cité par Pierre Daix, Braudel (Paris: Flammarion, 1995), p. 183.
[7] Nous renvoyons aux travaux essentiels d’Olivier Dumoulin, Marc Bloch (Presses de Sciences Po, 2000) and Le rôle social de l'historien, De la chaire au prétoire (Albin Michel, 2003); et Bertrand Müller, Lucien Febvre, lecteur et critique (Albin Michel, 2003).
Philippe Poirrier
Université de Bourgogne
ppoirrie@club-internet.fr
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H-France Review Vol. 3 (October 2003), No. 110
ISSN 1553-9172