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H-France Review

H-France Review Vol. 2 (October 2002), No. 95

Anne Pérotin-Dumon, La ville aux îles, la ville dans l’île. Basse-Terre et Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, 1650-1820. Paris: Éditions Karthala, 2000. 1044 pp. Appendices, bibliography, index, and illustrations. 56.53 Euros (pb). ISBN 2-86537-936-1.

Review by Bernard Gainot, Institut d’histoire de la Révolution Française.

See also the translation [in English] of this review by John Garrigus, Jacksonville University and H-Caribbean review editor for the Francophone Caribbean.


L’ouvrage de Anne Pérotin-Dumon, bien connue par ailleurs pour son travail sur la Guadeloupe à l’époque du Directoire, pourrait être, d’après son titre, une monographie des deux principales villes de la Guadeloupe. De ce point de vue, il présenterait déjà un très grand intérêt. Mais il est beaucoup plus que cela.

Méthodologiquement, l’auteur inscrit le fait urbain colonial dans le grand mouvement de développement des villes sur les deux rives de l’Atlantique entre le XVIe et le milieu du XIXe siècles. L’objet ainsi défini et situé est placé dans une perspective comparatiste, mesurant l’originalité de la ville guadeloupéenne à l’aune des créations similaires, non seulement dans l’aire caraïbe, anglophone ou hispanophone, mais aussi dans l’ensemble du Nouveau Monde, voire de toutes les régions touchées par l’expansion européenne, puisque le "modèle" du développement urbain de Basse-Terre est recherché aussi bien du côté des comptoirs de traite de l’Afrique de l’Ouest, que du côté des comptoirs de la Compagnie des Indes, comme Port-Louis ou Pondichéry.

Mais le fait urbain est également replacé dans l’historiographie coloniale. A. Pérotin-Dumon montre comment l’histoire antillaise récente, dans un élan identitaire, et une volonté de rupture avec l’histoire institutionnelle métropolitaine s’est polarisée sur la plantation, comme matrice et métaphore de toute la société antillaise, marginalisant ou ignorant délibérément le monde complexe et mouvant des villes. Il s’agit donc aussi de sortir de l’interprétation unidimensionnelle (oserons-nous, avec l’auteur, le terme "totalitaire"?), du passé antillais, à laquelle a conduit la seule étude de la "société de plantation". On le voit, l’entreprise est méthodologiquement ambitieuse, à la mesure de l’enjeu historiographique.

A. Pérotin-Dumon commence par une présentation chronologique du développement de Basse-Terre et Pointe-à-Pitre. Basse-Terre ne correspond pas aux constructions utopiques issues de la Renaissance européenne, avec le plan en damier, le tracé géométrique des rues, la projection spatiale des hiérarchies sociales et politiques, etc. (la ciudad de l’aire hispano-américaine étant un exemple achevé); c’est le pragmatisme qui s’impose, à partir d’un fortin originel (tel qu’on le rencontre sur tous les "fronts pionniers", du Canada à la Terre-de-Feu, mais surtout sur les littoraux de la Côte du Golfe de Guinée), et d’une rade abritée des vents autorisant mouillage et "aiguade". Puis la Grande rue court, parallèle à la mer, reliant des bâtiments groupés autour des magasins (à la fois entrepôts et lieux d’échanges). En surplomb, le paysage est dominé par les couvents et les églises, qui font la transition avec les habitations. Défense, commerce et religion, les fonctions sont encore disparates, et les petits bourgs ne forment pas encore une ville. Ce qui donne cohérence et statut à l’agglomération, c’est la seigneurie, donc le privilège. Cette société, que l’on continue à présenter comme hors des contraintes féodales, n’a pourtant pu trouver son élan que par le lien féodal. Charles Houel, le seigneur, distribue les concessions de terrains comme autant de privilèges, à partir de 1643. Puis, entre 1640 et 1670, c’est le sucre qui donne à l’économie urbaine son soubassement et sa croissance.

Pointe-à-Pitre naît presqu’un siècle plus tard, dans un contexte bien différent. Son développement est inséparable de l’évolution globale de la colonie, qui voit le déplacement des centres vitaux de la Guadeloupe proprement dite vers la grande Terre, évolution elle-même corrélative de celle du grand commerce transatlantique, dynamisé par le mercantilisme. Cette politique avait assigné à la place de Saint-Pierre de la Martinique une position prépondérante dans les Petites Antilles, reléguant Basse-Terre au rang de place commerciale de second ordre. Les conflits du XVIIIe siècle et tout particulièrement la Guerre de Sept Ans, vont bouleverser ce cadre préétabli, qui avait assuré le "décollage" de l’économie sucrière dans le contexte plus large de la première mondialisation. Les circuits du cabotage inter antillais prennent alors le relais des relations régulières et exclusives avec la métropole, contrôlés par tout un ensemble de réseaux de négociants-armateurs et de marchands-commissionnaires locaux. En période de conflit ouvert, ce cabotage alimente la guerre de course, dans le cadre d’une économie de survie, qui pose sur des bases totalement nouvelles les conditions de l’échange commercial et de la transformation sociale des "îles à sucre". Les guerres de la Révolution s’inscrivent dans cette évolution, l’apogée de la guerre de course se situant dans les années 1797-1801, au moment de la "quasi-guerre" avec les Etats-Unis. Sur fond de "révolution sociale" que les événements révolutionnaires accélèrent, dans une conjoncture largement antérieure à la décennie 1790-1800: la montée en puissance de la catégorie des "libres de couleur", particulièrement bien représentée, tant au niveau des équipages corsaires, qu’au niveau de la composition des sociétés urbaines. Si les libres de couleur ne représentent que 5% à 10% de la population de la Guadeloupe au début du XIXe siècle, ils représentent entre un quart et un tiers de la population urbaine.

C’est donc dans cette conjoncture de conflits inter européens et de crise sociale que s’opère un changement de perspective dans la représentation de la ville coloniale, changement qui donne son titre à cette étude. Nous passons de la ville aux îles, excroissance fortuite née d’un site favorable aux besoins de la navigation internationale et du grand commerce transatlantique, à la ville dans l’île, organisme plurifonctionnel structurant un espace autonome, répondant aux besoins d’une croissance de plus en plus endogène. A. Pérotin-Dumon s’attache ainsi à saisir le particularisme urbain colonial, en le replaçant dans le grand mouvement d’urbanisation de l’Europe de l’âge classique (des années 1640 à la période révolutionnaire), pour mieux en faire ressortir les données spécifiques, à savoir ce qui rattache le cas antillais au processus d’affirmation des "nouveaux mondes", ibériques et anglo-saxons.

Comme les villes européennes, les villes coloniales ne croissent que par afflux migratoire constant, le solde naturel restant constamment négatif. Mais la particularité coloniale réside dans une pathologie singulière: l’existence des "fièvres" à l’état endémique, qui fauchent en priorité les nouveaux arrivants européens. Dès lors, la population urbaine est prise dans un étau redoutable: elle ne peut se renouveler que par apport massif d’immigrants blancs, ceux-ci étant les premières victimes du milieu pathogène, exacerbant la morbidité urbaine. Les guerres, avec leur débarquement intermittent de troupes métropolitaines, ne font que rendre plus aigu un phénomène latent. Pour en sortir, et pour consolider la croissance urbaine, il faut que l’exode rural brise, par le marronnage ou l’affranchissement, la résidence forcée des cultivateurs noirs sur les habitations, et surtout que la proportion des libres de couleur, noirs, métis, ou mulâtres, se renforce significativement dans la population urbaine totale. Deux évolutions qui se conjuguent précisément au cours de la décennie révolutionnaire.

Une autre particularité réside dans le déséquilibre du sex-ratio, avec l’excédent de population masculine. Or, l’auteur montre que les données, pour les villes, se renversent au début du XIXe siècle. Dès lors, l’excédent de croissance est à l’avantage des femmes, particulièrement dans la catégorie des femmes libres de couleur. Une analyse minutieuse des sources de l’état-civil, complétée par les minutes notariales, confirme l’importance du travail féminin dans les villes coloniales. La richesse des données fournies par les recensements de la période directoriale (notamment par celui de l’an V), que les historiens du fait urbain métropolitain avaient déjà soulignée, est ici largement confirmée. Dans ce centre du négoce qu’est Pointe-à-Pitre, 62,4% des femmes sont classées comme "actives" en 1797, pour 61,2 % des hommes. Ce sont elles qui assurent très nettement la prépondérance des fonctions strictement urbaines (artisanat, commerce de détail) sur les fonctions liées à la mer et aux services gouvernementaux. Majoritairement, elles sont domestiques, blanchisseuses, et couturières. Les représentations iconographiques des villes antillaises (notamment Basse-Terre et Saint-Pierre de la Martinique), que l’auteur convoque très judicieusement à l’appui de la statistique générale, témoignent de l’omniprésence de ces travailleuses, en particulier des blanchisseuses.

Le fait colonial accentue et fossilise les dissymétries de la pyramide économico sociale, en la réifiant par le système des castes: un sommet masculin blanc très effilé, une large base noire et féminine. Toutefois, la clef de la dynamique du monde urbain colonial réside dans la catégorie intermédiaire, petits marchands et artisans liés par des associations commerciales, des réseaux de voisinage, de parentèles, d’obligations réciproques. Ouvriers et entrepreneurs blancs y côtoient quotidiennement les libres de couleur, propriétaires ou non, responsables d’activités multiservices, aux antipodes des clichés traditionnels sur l’indolence de la vie sous les tropiques. Quelques-uns de ces propriétaires de couleur s’introduisent dans le premier cercle de notabilité. La période révolutionnaire, émigration "royaliste" aidant, a fortement accentué la tendance. La remarque faite par Boyer-Peyreleau au début de la Restauration, vaut pour toutes les décennies antérieures, tout particulièrement à partir des années 1760: "Les hommes de couleur libres forment, en majeure partie, la classe industrieuse, et inspirent par conséquent de l’intérêt. Ils s’occupent des divers détails, du petit commerce, et exercent tous les métiers utiles à la société" (p. 571).

Là réside, à notre avis, le grand intérêt de cet ouvrage, et sa profonde originalité d’analyse. La mise en valeur du milieu socio-urbain des libres de couleur, à partir des minutes notariales, des fiches généalogiques, des actes d’état-civil, souligne le décalage entre la réalité des rapports sociaux de proximité, et les représentations idéologiques du fait colonial, dérivées d’une interprétation littérale du Code Noir. L’énorme déséquilibre entre la masse servile et l’encadrement ultra minoritaire, existant sur les plantations, avec la distance fatalement induite entre maîtres et esclaves, n’a pas cours en ville, où le nombre d’esclaves équilibre grosso modo celui des libres, où le nombre moyen d’esclaves par maître est de l’ordre de deux ou trois (c’est l’équivalent antillais de la small holding culture des villes du sud des Etats-Unis). Par ailleurs, à partir des années 1760 notamment, se met en place une double dynamique de l’affranchissement qui fait voler en éclats le cadre rigide du système des castes, envers lequel la monarchie d’Ancien régime a toujours eu une attitude ambiguë: l’affranchissement économique, qui est plutôt une voie féminine, et l’affranchissement militaire, voie exclusivement masculine. Par la première, se constitue un groupe de "libres de fait", transition vers l’affranchissement complet, au cours de laquelle l’ancien maître devient un "patron" dans une relation monétarisée qui n’exclut pas la réciprocité. Dans le processus constitutif de cette classe des libres de couleur, le rôle de la mère-souche est fondamental. La famille prend forme par son ntermédiaire, et non par celui du père. C’est elle qui va transmettre aux descendants les normes culturelles françaises. Un autre élément essentiel est le marronnage urbain, fort éloigné de la charge symbolique qui lui est aujourd’hui conférée. Le fugitif n’est pas un rebelle, mais un individu en quête de l’assimilation, par le biais notamment de son intégration de facto dans le groupe des "libres de fait".

L’autre voie royale de l’affranchissement est la voie militaire. Au cours des guerres du XVIIIe siècle, on eut de plus en plus massivement recours au service armé des esclaves, contre promesse d’affranchissement à la fin du conflit. Les guerres révolutionnaires, et la formation de l’Armée révolutionnaire des Antilles en 1794, dans laquelle les noirs et les hommes de couleur étaient majoritaires, ne firent que généraliser le phénomène. La liberté générale, décrétée le 16 pluviôse an II, ne fut qu’une étape supplémentaire, certes de très grande portée symbolique, franchie dans la voie de l’affranchissement militaire, pratiqué depuis quatre décennies au moins. Aussi le désarmement des troupes noires et de couleur était-il le préalable indispensable au rétablissement de l’esclavage, en mai 1802. Pourtant, malgré la très dure répression qui accompagne cette restauration coloniale (exécutions massives, massacres, émigration des "patriotes" de couleur), la longue marche vers la liberté de fait par la promotion économique des libres de couleur reprend jusqu’à la deuxième abolition de 1848.

Promotion qui s’affirme dans le temps, mais qui se lit encore dans l’espace, dessinant une géographie sociale des quartiers urbains où une dominante s’affirme progressivement (quartiers résidentiels et artisanaux, quartiers blancs et quartiers où les libres de couleur sont majoritaires), sans que jamais cette évolution ne conduise au ghetto. Toute cette évolution sociale est appréhendée de façon concrète, inscrite dans le papier, la pierre, l’argile. La grande familiarité de l’auteur avec les archives notariales, précédemment soulignée, est mise au service d’un récit qui privilégie la description minutieuse des espaces de vie, rues et maisons, mais aussi d’une ambiance culturelle. La ville coloniale s’intègre à la civilisation européenne, à travers la multiplication de ces lieux de sociabilité que sont les académies, les loges maçonniques, les théâtres, les salons de lecture, etc. Les quelques 160 pages d’annexes et les nombreuses illustrations, toujours parfaitement intégrées au propos, font de ce livre un instrument de référence pour l’enseignant et le chercheur en matière d’histoire urbaine, mais aussi d’histoire coloniale, d’histoire économique, d’histoire militaire. On comprend mieux, en le refermant, comment l’étude urbaine duale de la Guadeloupe peut conduire à l’appréhension du fait social total, cher à Fernand Braudel.

Une synthèse magistrale, qui fera référence en matière historiographique.


Bernard Gainot
Institut d’histoire de la Révolution Française
bgainot@wanadoo.fr


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H-France Review Vol. 2 (October 2002), No. 95

ISSN 1553-9172


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