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H-France Review

H-France Review Vol. 6 (May 2006), No. 54

En réponse au compte rendu par Michael G. Vann de l’ouvrage d'Amaury Lorin, Paul Doumer, gouverneur général de l’Indochine (1897-1902 : le tremplin colonial (Paris : L’Harmattan, 2004). 248 pp. Maps, notes, bibliography, and index. 21.20 € (pb.). ISBN 2-7475-6954-3.

Réponse par Amaury Lorin, Centre d’histoire de Sciences Po, Paris.


Pour une histoire coloniale, circonstanciée

« This is an unfair criticism ». Injuste, le compte rendu, par Michael G. Vann (California State University, Sacramento), de l’ouvrage Paul Doumer, gouverneur général de l’Indochine (1897-1902) : le tremplin colonial (Paris : L’Harmattan, collection « Recherches asiatiques », 2004) dont je suis l’auteur, l’est effectivement à plusieurs titres, ainsi que Michael G. Vann le reconnaît d’ailleurs lui-même à deux reprises (l.23, l.123) ; et infondé sur plusieurs points. Basé sur un examen conjoint des archives du ministère des Colonies et du fonds, rapatrié, du gouvernement général de l'Indochine (Centre des archives d’outre-mer, Aix-en-Provence), l’ouvrage précité a été récompensé par le Prix littéraire Auguste Pavie de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer (3 mars 2006) et le Prix des Écrivains Combattants (27 mars 2006). Publié en septembre 2004, sa rédaction a été achevée en juillet 2003, c’est-à-dire--et pour lever d’emblée l’ambiguïté pointée par Michael G. Vann--bien avant la loi du 23 février 2005 saluant « le rôle positif de la présence française outre-mer », vivement contestée par les universitaires.[1] Aussi je tiens à fermement dissiper tout éventuel doute sur l’absolue autonomie de cette recherche. Moi-même signataire de diverses pétitions ayant alors circulé pour réclamer le retrait de ladite loi, ayant participé à plusieurs tables rondes et débats organisés à Paris sur le sujet, je me suis senti d’autant plus indigné et concerné par ce texte, qualifié de « révisionniste » en Algérie, que j’enseigne l’histoire, la géographie et l’éducation civique dans l’enseignement secondaire. Or l’article 4 (sous-amendement 59) de la loi du 23 février 2005, finalement salutairement abrogé--après onze mois de polémiques--par décret présidentiel le 31 janvier dernier, enjoignait précisément les professeurs de l’Éducation nationale à enseigner le rôle prétendument « positif » de la « présence française outre-mer »[2], stupéfiante intervention d’un pouvoir politique soucieux de créer un statut juridique de vérité historique. Aussi je regrette la confusion des genres opérée par Michael G. Vann et l’utilisation qu’il fait de l’exercice universitaire du compte rendu d’ouvrage pour exprimer son opposition à une loi dans une longue suite de onze questions sans rapport direct avec le sujet de mon ouvrage, d’autant plus que je partage entièrement son point de vue.

Comme Michael G. Vann le rappelle à juste titre, cet ouvrage est une première tranche, saillante, d’une biographie politique, complète et inédite, de Paul Doumer, d’Aurillac à l’Élysée (1857-193 : une ascension en république, objet d’une thèse de doctorat actuellement en cours de préparation à Sciences Po sous la direction du Professeur Serge Berstein. En effet, alors que 25.000 avenues, boulevards, quais, etc., portent le nom de Paul Doumer partout en France, aucune biographie n’a encore été consacrée en propre à ce jour au treizième président de la IIIème République française, assassiné le 6 mai 1932 dans l’exercice de ses fonctions. Cette thèse d’histoire politique, sous-tendue par une problématique de modalités d’accès à la magistrature suprême, ambitionne d’éclairer, à travers l’exemple atypique du parcours de Doumer[3], le cursus honorum des dirigeants de la République parlementaire ; les voies de la méritocratie et la promotion sociale par l’école et le diplôme au début du XXe siècle en France ; le rôle des proconsulats coloniaux dans les carrières politiques poursuivies en métropole ; etc. La centralité du mandat de Doumer à la tête de l’Indochine, que le gouverneur général utilise comme un opportun « tremplin colonial » au service de ses ambitions républicaines, me semblait devoir justifier une publication à part. En effet, Doumer voit, dans ce champ d’expérimentation vierge que constitue le domaine colonial, son destin présidentiel changer avec l’Indochine, l’empire remplissant une fonction d’école de formation des nouvelles élites républicaines. De retour en métropole, Doumer fera lui-même à Laon une symbolique profession de foi en se déclarant « désormais trop connu pour avoir besoin de développer un programme. »

Il ne s’agissait pas, dès lors, d’étudier le contact colonial franco-vietnamien durant les années 1897-1902, laquelle étude ayant déjà été menée, ni non plus de dresser un bilan critique du mandat Doumer, mais plutôt de « resituer celui-ci dans son contexte, tant métropolitain qu’indochinois, politique qu’idéologique ; de rétablir les circonstances, factuelles et structurelles, dans lesquelles se sont inscrits les faits accomplis ; et de replacer ce dense quinquennat indochinois dans une époque, un environnement de pensée, une collectivité », objectif exposé à la page 30 de l’ouvrage. Il ne s’agissait pas non plus de « célébrer le culte de la personnalité de Doumer, ce démiurge de l’Indochine française, ni non plus de pourfendre son action, mais plutôt d’apprécier, d’éclaircir le rôle historique de cette puissante individualité, au plus près de sa complexité et de ses contradictions, dans cette entreprise collective bien particulière que fut la colonisation française de l’Indochine à la fin du XIXe siècle » (p. 30). Aussi l’ambition de l’ouvrage était-elle bien de décomposer la tonalité propre insufflée par Doumer à l’Indochine, d’en exposer « les ressorts, ainsi que [surtout] les limites et les revers » (p. 31). Et de préciser cette présentation des objectifs : « que doit exactement l’Indochine à l’actif passage de Paul Doumer, unanimement décrit comme le grand tournant ? Quel rôle l’Indochine joue-t-elle inversement dans la construction, la formation, la maturation, personnelles et politiques, de Paul Doumer, cette personnalité dont on ne pouvait prévoir qu’elle deviendrait président de la République ? C’est sous cet angle et cet éclairage, doubles, du rôle du gouverneur général Doumer en Indochine et, réciproquement, de la place de l’Indochine dans sa carrière nationale, que cet ouvrage se propose de se positionner » (p. 31), avec une première partie consacrée à « l’inscription en Indochine » et une seconde, à « la réception en métropole ».

Ces objectifs étant rappelés, le reproche formulé par Michael G. Vann d’une insuffisante prise en compte par mes soins de la nature violente de l’exploitation et de l’immense « loss of life on the Hanoi to Yunnan railway » (l. 115-116) se trouve contredit à la page 86 de l’ouvrage : « Cette immense entreprise [la construction du chemin de fer du Yunnan] repose très largement sur l’utilisation systématique d’une main-d’œuvre indigène réquisitionnée contre son gré, les tristement fameux coolies, chinois et surtout annamites, arrachés par milliers à leurs champs et à leurs villages, fusillés s’ils s’enfuyaient, ne disposant que d’instruments rudimentaires : pelles, pioches, sacs de terre portés à dos d’homme. Cet aspect le plus sombre de la construction est présenté sous un jour bien différent de la réalité par le gouverneur général. […] Or il est permis de douter que les Annamites se précipitent vers les chantiers, où les conditions de travail sont particulièrement pénibles, la mortalité, très élevée ».

La seconde critique d’une analyse insuffisante de l’impact de la politique doumérienne sur les populations annamites est également contredit par l’exposé auquel je me suis livré des humiliations subies par les Annamites sous l’administration coloniale française, en particulier le poids sans cesse croissant des impôts auxquels ils furent soumis sous le quinquennat de Doumer : « Le système des régies [sur l’opium, le sel et l’alcool de riz] est attaqué en des termes sévères pour son iniquité, les hausses de prix qu’il occasionne et les violences auxquelles il donne lieu. […] Ces dérives, notamment à partir de 1900, confèrent à la colonisation un aspect fiscal de plus en plus accentué. […] Dans ces conditions, l’agitation anti-fiscale deviendra une des composantes essentielles des troubles politiques sous les mandats des successeurs de Doumer. Le régime des contributions indirectes devient une des principales causes de l’exaspération des masses rurales indigènes, en voie de paupérisation croissante. […] La charge fiscale pesant sur la population annamite s’inscrit dans sa vie quotidienne. Elle va presque doubler pendant les cinq ans de l’administration Doumer, l’exigence rigoureuse du paiement des impôts causant de profonds méfaits psychologiques, durablement négatifs, chez les populations indigènes » (p. 79-82).

Michael G. Vann me reproche enfin de ne pas avoir consulté les travaux les plus récents de nos collègues anglo-saxons sur l'empire colonial français (l. 61-63). Échangeant des commentaires depuis 2003 avec plusieurs de mes collègues nord-américains, en particulier quelques-uns travaillant sous la direction du Professeur Peter Zinoman (Université de Berkeley, Center for Southeast Asian Studies), je n’ai pas manqué, me semble-t-il, de lire avec profit les travaux de Robert S. Lee, Nicola Cooper, David G. Marr, Panivong Norindr, Gerard Sasges, Eric Jennings, Christopher Goscha, etc., comme l’indique ma bibliographie en fin d’ouvrage (p. 229-237). J’ajoute que les travaux de nos collègues vietnamiens de « l’école d’Hanoi » ont également été consultés par mes soins à l’occasion de cette recherche, en particulier, sur les volets sociaux, ceux de Nguyen The Anh et de Nguyen Van Ky.

Ces nécessaires précisions étant apportées, je n’ai souhaité, en publiant cet ouvrage, participer à aucune campagne de désinformation, niant ni les aspects positifs de la colonisation (campagne actuellement à l’œuvre[4]) ni les aspects négatifs de celle-ci (cette tentative de « blanchiment » de l’histoire--« white washing the history », l. 43--dont m’accuse, bien à tort, Michael G. Vann). La colonisation française, riche d’ombres et de lumières, positive pour les uns et criminelle pour les autres, a certes connu des pages glorieuses tout autant que sombres. Oui, le singulier colonialisme de la IIIe République a eu des côtés positifs, dans certains cas et selon certains critères. Oui, le colonialisme de la IIIe République a surtout eu des côtés regrettables, tendant au dessin d’un bilan globalement négatif, lequel n’est plus à démontrer.[5] Les routes, les hôpitaux, la diminution de la mortalité infantile, l’incitation à entrer dans la modernité industrielle, etc., ne sauraient en rien justifier, à un degré quelconque et selon nos critères éthiques actuels, la violation d’une souveraineté, la soumission de populations par la force, l’humiliation transformée en système de gouvernement et les massacres répétés de tribus entières. Mais peut-on encore sérieusement parler de « colonisation » au singulier tant le phénomène, complexe, recouvre des réalités historiques diverses selon les territoires et les temporalités considérés ? Seule la multiplication, à différentes échelles, d’études de cas dûment circonstanciées, de monographies précisément circonscrites dans le temps (1897-1902) comme dans l’espace (l’Indochine), me semble être à même de nuancer et d’affiner nos analyses et, dès lors, d’enrichir notre connaissance scientifique. La difficile histoire coloniale française[6], enrichie par la variation des focales, par les études comparatives entre régions au sein d’un même empire (Maghreb, Indochine, etc.) comme par les compaisons entre empires (colonisation britannique aux Indes, hollandaise à Java, française en Indochine, etc.) a, dans ce sens, connu un profond renouvellement historiographique cette dernière décennie, accompagné d’un inévitable retour du refoulé colonial. Il reste bien évident toutefois que les faits considérés n’auront jamais la même signification ni la même incidence du point de vue métropolitain que du point de vue indigène. Gardons-nous cependant de la tentation des assimilations simplificatrices et sommaires, comme des stéréotypes manichéens.

Sans doute le danger inhérent à tout travail biographique est-il d’insister exagérément sur les actes et la psychologie d’un acteur et, ce faisant, de minorer le rôle pourtant déterminant du contexte historique. Aussi je conviens bien naturellement avec Michael G. Vann de l’évidente importance de ce dernier, le rôle de l’historien n’étant pas de juger, mais de replacer les évènements dans un contexte, aussi complexe fût-il. Car depuis quand doit-en évaluer un phénomène historique sur une échelle de valeur morale ? En positif ou en négatif ? La comparaison finale que Michael G. Vann dresse entre l’Indochine sous domination française à la fin du XIXe siècle et Paris sous occupation allemande, et le rapprochement implicite--et totalement inédit--qu’il entreprend entre Doumer et « the head of Nazi occupied Paris » (l. 125)--autrement dit le général von Choltitz, dernier gouverneur militaire du Gross Paris (1944)!--, me semblent incongrus et tout à fait regrettables tant les deux situations historiques précitées diffèrent. C’est pourquoi j’invite les lecteurs d’H-France à lire mon ouvrage et à constater par eux-mêmes la prudente neutralité de ce travail. Une traduction prochaine en anglais, actuellement à l’étude auprès des Presses universitaires du Nebraska (dans une collection « France Overseas: Studies in Colonization and Decolonization » récemment lancée), devrait d’ailleurs les y aider et permettre d’éviter la répétition malheureuse de tels malentendus.


NOTES

[1] Voir en particulier « Liberté pour l’histoire ! », Le Monde, 14 décembre 2005 ; et « Le passé et la loi : les historiens pris sous le feu des mémoires », Le Monde, 17 décembre 2005.

[2] Inscrite en France aux programmes de première et de terminale, la colonisation est largement abordée par les manuels scolaires, non sans esprit critique. De longs chapitres en dressent un tableau plutôt sombre, insistant sur les zoos humains, « les contradictions de l’idéal colonial » (manuel de 1re L-ES Nathan, 23 pages consacrées au sujet), etc.

[3] Doumer, présenté comme une anomalie, est en effet le seul authentique fils d’ouvrier parmi le personnel politique de la IIIème République.

[4] Voir en particulier Olivier Le Cour Grandmaison. Coloniser, exterminer. Sur la guerre et l’État colonial (Paris: Fayard, 2004), ouvrage important d’un avocat, encensé par l’extrême-gauche française ; et l’admirable réponse faite à Le Cour Grandmaison par Gilbert Meynier et Pierre Vidal-Naquet dans la revue Esprit, décembre 2005.

[5] Voir en particulier Marc Ferro (dir.). Le Livre noir du colonialisme. XVIe-XXIe siècle : de l’extermination à la repentance (Paris: Robert Laffont, 2003).

[6] Il s’écrit aujourd’hui plus de thèses sur la colonisation française aux États-Unis qu’en France. C’est d’ailleurs outre-atlantique qu’une très active Société d’histoire coloniale française (French Colonial Historical Society) a été créée et ce, dès 1974. Celle-ci s’est réunie en congrès à l’Université d’Acadie (Nouvelle-Écosse, Canada) en juin 2005 sur le thème « Fondements et ruptures au sein de l’empire colonial français ». Véritable tabou universitaire, l’histoire de la colonisation française souffre, en France, d’un déficit institutionnel et de moyens criant. À la croisée entre l’histoire politique, l’histoire culturelle et l’histoire des relations internationales, l’histoire coloniale ne bénéficie pas d’un positionnement historiographique net. Interdisciplinaire par nature, elle mobilise pourtant toutes ces disciplines concurrentes et plaide pour leur décloisonnement. Ainsi, dans ce contexte, l’histoire du rapport colonial reste-t-elle encore largement marginalisée en France. Surprenante situation que celle d’une histoire coloniale nationale tenue de s’écrire ailleurs qu’en France… Pas un chercheur n’a été recruté au C.N.R.S. ou à l’université française depuis quarante ans dans les domaines du post-colonialisme ou de la « culture coloniale ». Il n’est pas surprenant, dans ces conditions, que le Centre des archives d’outre-mer (Aix-en-Provence) soit essentiellement fréquenté par des chercheurs nord-américains et australiens. Il y a en effet une sorte de gêne à faire de l’histoire coloniale encore aujourd’hui en France, alors que nos collègues anglais, allemands, hollandais, etc., entretiennent un rapport beaucoup plus dépassionné et décomplexé avec leur histoire coloniale. Soupçonné de nostalgie impériale, les historiens français du colonialisme doivent régulièrement se justifier pour se démarquer de toute velléité hagiographique.


Amaury Lorin
Centre d’histoire de Sciences Po, Paris
amaury.lorin@sciences-po.org


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H-France Review Vol. 6 (May 2006), No. 54

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