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H-France Review

H-France Review Vol. 6 (July 2006), No. 80

Jacob Soll, Publishing the Prince, History, Reading and the Birth of Political Criticism. Ann Arbor, The University of Michigan Press, 2005. xxi-202 pp. Notes, Bibliography, Catalog of Works by Abraham-Nicolas de La Houssaye. $49.50 U.S. (hbk). ISBN 0-472-11473-5.

Compte-rendu par Antoine Lilti, Ecole normale supérieure, Paris.


Ce livre court et brillant ne manque pas d’audace. Il entend démontrer que les origines intellectuelles des Lumières, et même de la Révolution française, sont à chercher dans la tradition humaniste de la critique historique, et en particulier chez un auteur peu connu, Amelot de La Houssaye, traducteur de Tacite, Machiavel et Gracian. Posée en ces termes abrupts, la thèse peut paraître osée. Elle est soutenue par une bibliographie exhaustive et une approche originale qui noue avec brio l’histoire des pratiques intellectuelles, l’histoire du livre, et l’histoire des idées politiques. Le cœur du livre est consacré à l’étude précise des publications de Amelot de La Houssaye, mais Jacob Soll ne se contente pas de nous offrir une monographie, il propose une histoire du tacitisme au XVIIe siècle et de ses rapports ambigus avec le pouvoir politique. L’argument essentiel est le suivant : au sortir des guerres de religion, la monarchie absolue française a largement emprunté aux méthodes humanistes de la critique historique et à la nouvelle science politique de la raison d’Etat pour fonder son autorité. Mais, cette même tradition savante, fondée sur les oeuvres de Tacite, de Machiavel et de Juste Lipse a fini par se retourner contre la monarchie, en sécularisant les fondements théoriques de la domination monarchique et en publiant les secrets de la politique. Finalement, la « société critique » des Lumières serait moins le résultat de l’émergence d’une sphère publique autonome, telle que l’a théorisée Habermas, que d’un retournement, contre l’absolutisme, des instruments critiques élaborés par les humanistes.

Une telle proposition n’est pas totalement nouvelle. Elle rejoint les travaux de Marcel Gauchet, qui a étudié dans ce sens le désenchantement du monde ainsi que les paradoxes de la raison d’état, ou les analyses de Christian Jouhaud sur les rapports équivoques entre les écrivains et le pouvoir au XVIIe siècle.[1] De même, Denis Richet, déjà, avait insisté sur le paradoxe de l’absolutisme qui « s’affaiblit en se renforçant » : l’apologie du pouvoir royal par les théoriciens de la raison d’état, fondée sur une vision pessimiste de l’histoire, sape en profondeur les fondements de la monarchie[2]. L’originalité de J. Soll tient à ce qu’il déplace le point d’observation. Délaissant les libertins et les théoriciens de la raison d’Etat du premier XVIIe siècle, comme Naudé, il concentre son attention sur la fin du siècle, et sur les formes originales que revêt la critique politique sous Louis XIV. Aux théories politiques et aux formes littéraires de l’écriture, il substitue les pratiques de lecture, d’écriture et de publication qui relèvent apparemment de l’érudition historique.

Dans un premier temps, Soll rappelle l’importance du tacitisme au début du XVIIe siècle. En s’appuyant sur l’abondante historiographie disponible, il montre comment les humanistes de la Renaissance tardive ont mis en avant le rôle de l’histoire comme instrument de formation du Prince. De Bodin à Juste Lipse, les techniques intellectuelles des humanistes (lieux communs, citations, commentaires) sont mises au service des théories absolutistes. Le Prince doit être un lecteur capable de déchiffrer, chez les Anciens et dans l’histoire, les règles de la prudence et les maximes de la raison d’Etat. L’importance intellectuelle de Juste Lipse correspond à un véritable « moment tacitiste », durant lequel Tacite apparaît en quelque sorte comme l’historien officiel de la monarchie. Les méthodes érudites des historiens humanistes servent le gallicanisme monarchique, et l’histoire romaine fournit un réservoir d’exemples, où le Prince peut apprendre à déchiffrer les mécanismes de la domination politique. Le paradoxe, ici, c’est que les méthodes des humanistes, combinées au pessimisme de Tacite, servent à la fois à dévoiler le fonctionnement véritable du pouvoir, et à le renforcer en inspirant au Prince la nécessaire « prudence » dans la conduite des affaires. Ce paradoxe, qui fait d’une critique du pouvoir l’instrument intellectuel de son exercice, est résolu dans le cadre d’une circulation restreinte de ces textes, réservée à ceux qui ont accès aux arcanes du pouvoir. Mais il est porteur, bien entendu, de nombreuses contradictions.

Autour des années 1660, J. Soll perçoit une rupture franche. Le tacitisme et les théories de la raison d’état sont éclipsées. Colbert, sensibles aux contradictions de la critique historique, promeut de nouvelles formes d’écriture de l’histoire moins ambiguës vis-à-vis de l’autorité. Les érudits et les héritiers des humanistes sont cantonnés à un travail de conservation des archives, tandis que la monarchie charge des historiographes d’écrire l’histoire glorieuse du roi, à travers des modèles narratifs qui n’ont plus rien à voir avec les techniques de l’histoire critique et qui relèvent plutôt de l’éloquence cicéronienne. C’est au plus fort de cette éclipse du tacitisme qu’Amelot de La Houssaye entame sa carrière d’auteur. Après des débuts ratés comme secrétaire d’ambassade à Venise--il est accusé d’avoir volé des documents--il passe deux ans dans les bibliothèques vénitiennes et publie, lors de son retour en France, une histoire du gouvernement de Venise. Il y reprend toutes les techniques historiographiques chères à Paolo Sarpi en les retournant contre la Sérénissime, dont il dénonce la décadence.

Le livre, publié en 1676 avec privilège royal, suscite la colère des Vénitiens, et conduit tout droit Amelot à la Bastille, ce qui l’amène à s’interroger sur les conditions d’un discours critique dans la France de Louis XIV. Il va privilégier désormais une nouvelle stratégie d’auteur, en publiant ses idées sous couvert de traductions et d’éditions critiques. Dans les années qui suivent, il publie une traduction commentée des Annales de Tacite, dans laquelle il se présente comme le nouveau Juste Lipse, soucieux de rendre public les règles de la prudence et de la raison d’état, mais aussi une traduction de l’histoire du Concile de Trente de Paolo Sarpi. Il publie surtout deux ouvrages essentiels pour la pensée politique de son temps : une nouvelle traduction du Prince de Machiavel, et la première traduction de l’Oraculo Manual de Gracian, sous le titre de L’homme de cour. Avec Le Prince, Amelot redonne une nouvelle actualité à ce classique tant décrié, et impose une lecture républicaine de l’ouvrage. Pour Amelot, qui insiste fortement sur l’héritage tacitiste de Machiavel, le livre vise avant tout à dévoiler la logique nécessairement tyrannique du pouvoir absolu. La traduction est un succès, et c’est cette version du Prince qui sera rééditée à de nombreuses reprises tout au long du XVIIIe siècle. La leçon de J. Soll est ici importante pour l’histoire intellectuelle, car elle permet d’éclairer sous un jour nouveau la réception de Machiavel dans la France des Lumières : le Prince que lisait Rousseau n’était pas tout-à-fait le même que celui que lisait Richelieu.

Avec l’Homme de cour, Amelot connaît son plus grand succès. Il ouvre au livre de Gracian une carrière européenne, et en fait un véritable manuel de la « raison d’état de soi ». La prudence n’est plus seulement une vertu royale, mais elle doit guider l’action de chacun. En dévoilant les mécanismes du jeu social, en particulier à la cour, le livre offre à ceux qui savent le lire un guide de la prudence privée. Ici aussi, c’est l’ambiguïté du livre qui fascine Amelot, et lui permet de livrer, sous couvert d’un manuel de cour, un outil critique pour décrypter les pratiques courtisanes.

L’analyse de la carrière et des écrits d’Amelot permet à J. Soll d’aborder des questions importantes. Sous quelles formes pouvait-on publier de la philosophie politique républicaine sous Louis XIV ? Comment construire une figure d’auteur sans publier sous son nom propre ? Quelle est la signification d’une pratique d’écriture qui use essentiellement de la traduction, du commentaire et de la glose ? Par son usage critique et politique des techniques humanistes, Amelot apparaît ainsi comme une sorte d’alter-ego de Bayle, resté volontairement dans l’ombre. On peut toutefois se demander si Jacob Soll n’est pas trop catégorique lorsqu’il présente Amelot comme un auteur subversif, désireux de publier des textes critiques, et plus précisément républicains.

Les ambiguïtés du type d’écriture qu’il pratique, et qui suscite des formes très différentes de réception--Napoléon annotera son Histoire du gouvernement de Venise--laisse pourtant la porte ouverte à des interprétations plus nuancées sur les intentions réelles de l’auteur. Bien sûr, il est toujours possible d’affirmer que la polysémie de ces dispositifs textuels est purement tactique, dans un contexte de censure, mais on pourrait aussi plaider que l’indécision de la signification politique de ces textes est consubstantielle à la tradition intellectuelle dans laquelle ils s’inscrivent. De même, on aimerait en savoir plus sur les liens d’Amelot avec le pouvoir royal, car celui-ci ne semble pas tellement embarrassé par ses écrits. L’histoire du gouvernement de Venise est publiée avec privilège royal et, même après les plaintes des Vénitiens, elle est rééditée. Quant à l’Homme de cour, il est dédié à Louis XIV. Camouflage, précaution, duplicité ? C’est possible, mais il manque ici des éléments sur la dimension sociale et politique de la carrière d’Amelot qui permettraient de mieux comprendre les équivoques de sa position et de son écriture.

Un dernier chapitre, très bref, clôt le livre, et fait d’Amelot un « prophète des Lumières ». Le propos, ici, est moins convaincant. Pour Soll, Amelot est un jalon important de la pensée républicaine des Lumières, car c’est la traduction « républicaine » du Prince par Amelot qui a été réfutée par Frédéric II, mais revendiquée par certains philosophes comme Diderot. De même, Soll considère les parlementaires du XVIIIe siècle qui réutilisent les méthodes de l’érudition historique contre les prétentions de la monarchie comme les héritiers de Amelot. En abandonnant son contrôle sur les archives, la monarchie aurait ainsi abandonné un des ressorts essentiels de son autorité. Cela suffit-il pour affirmer une continuité directe entre la dimension critique des Lumières et la critique historique pratiquée par Amelot ? Peut-on vraiment dire que « Amelot identified, shaped and published the cultural components that later transformed the court society into the critical society of the Enlightenment » (p. 126) ?

La démonstration demanderait à être étoffée, pour prendre en compte la complexité de l’espace critique des Lumières, à la fois dans ses formes et dans ses pratiques, ramené ici, un peu rapidement, à un « épilogue » de l’humanisme. L’écriture historique des philosophes, notamment, s’inscrit mal dans la filiation de Juste Lipse ou d’Amelot de La Houssaye. Surtout, les chapitres précédents ont trop bien montré les relations complexes et ambigus qu’entretiennent avec le pouvoir les techniques critiques du savoir historique pour que l’on puisse se satisfaire de l’équivalence entre histoire critique et critique politique, entre l’héritage humaniste et la politique des Lumières. Il reste, malgré cette réserve, que le livre propose une contribution originale à l’histoire intellectuelle et culturelle du XVIIe siècle, et invite à s’interroger à nouveau sur les enjeux politiques de l’érudition historique à l’époque moderne.


NOTES

[1] Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde : une histoire politique de la religion (Paris, Gallimard, 1985), et « L’Etat au miroir de la raison d’État : la France et la chrétienté », in C.-Y. Zarka (dir.), Raison et déraison d’Etat. Théoriciens et théories de la raison d’état aux XVIe et XVIIe siècles (Paris, PUF, 1994), pp. 193-244. Christian Jouhaud, Les pouvoirs de la littérature, Histoire d’un paradoxe (Paris, Gallimard, 2000). [2] Denis Richet, La France moderne : l’esprit des institutions (Paris, Flammarion, 1973), p. 57.


Antoine Lilti
École normale supérieure, Paris
Antoine.Lilti@ens.fr


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H-France Review Vol. 6 (July 2006), No. 80

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