H-France Forum Volume 2, Issue 2 (Spring 2007), No. 3
Jean-Clément Martin, Violence et Révolution: Essai sur la naissance d’un mythe national. Paris: Éditions du Seuil, 2006. 339 pp. Bibliography and index. 23.00 Euros (pb). ISBN 2-02-043842-9.
Review Essay by Sophie Wahnich, CNRS, Paris, Laios-EHESS.
Le projet de Jean-Clément Martin est extrêmement ambitieux.
Face à une historiographie de la Révolution française qui a toujours été aux prises avec les passions nouées aux événements révolutionnaires et à leurs représentations, il plaide pour une histoire « dépassionnée ».
Face à une historiographie contemporaine qui identifie la Révolution française aux violences qui y ont été commises, il affirme que cette identification relève du « mythe national ». Il s’élève ainsi contre la tentation d’une histoire fondamentalement disqualifiante de la Révolution.
Face à un objet complexe et souvent travaillé dans sa dimension philosophique au XXe siècle, que l’on songe à Walter Benjamin, Hannah Arendt, ou plus récemment à Jean-Pierre Faye, Michel Foucault ou Giorgio Agamben, Jean-Clément Martin affirme la possibilité d’une histoire « bricolée ». Elle emprunterait « à l’ethnologie, à la philosophie et à la tradition érudite, en mêlant histoire factuelle, histoire des idées, histoire politique, sociale, culturelle, histoire de l’art... » (p.11). Dans cette histoire totale, Jean-Clément Martin souhaite cependant respecter les discontinuités entre histoire individuelle et collective, révolutionnaire et contre-révolutionnaire, des acteurs décidés et responsables et des acteurs manipulés, l’histoire des corps et des affects et l’histoire des textes et des idéologies dans une synthèse impressionnante de la plupart des travaux récents effectués sur le moment révolutionnaire.
Si Jean Clément Martin s’attache à décrire des filiations pratiques qui répètent dans un hors temps des gestes devenus d’évidence, des engendrements pragmatiques présentés sous forme de logiques d’actions qui souvent dépassent les acteurs, des usages manipulateurs où les retournements multiples des situations font perdre tout sens aux « violences acceptées », un enjeu théorique sous-jacent demeure cependant. Il est exposé dans le premier chapitre, lorsque sont présentés de « nouveaux groupes » et de « nouvelles perceptions ». Sous cet intertitre, sont réunis la question du goût pour les ruines (Jean Starobinski), l’illuminisme et le mesmérisme (Robert Darnton), le sentiment familial bourgeois (toute l’histoire des mentalités et de la vie privée), les écarts de sensibilité aux odeurs et aux corps suppliciés entre classes dites ici « moyennes » et classes populaires (Alain Corbin, Pierre Retat, Lynn Hunt), la pornographie et le désir médical de contrôler et de réprimer les pulsions, le roman noir et son goût pour les forces occultes et mauvaises, le sublime théorisé par Burke dans son attrait pour la représentation de l’horreur qui fait frissonner d’effroi. Ce sublime de Burke est alors rapproché du sacrifice, sublime parce que consenti, représenté par David. On aurait ici plutôt attendu Kant qui a moins de goût pour l’effroi et plus pour l’enthousiasme.
Or on touche là à un point d’importance, celui qui permet de faire tourner sur ses gonds l’interprétation de la violence révolutionnaire. Le sublime toujours ambivalent permet de dire d’un côté la jouissance qu’on peut prendre avec la violence comme telle, de l’autre l’interdit de cette jouissance qui doit être dépassée par une aspiration noble, comme dirait Kant, l’aspiration par exemple au droit universel. Dans ce second cas, la jouissance n’est qu’un reste, dans le premier, elle est l’objectif poursuivi. Le livre aurait pu osciller entre ces deux interprétations, il semble davantage se fixer sur la seconde. Or le moment révolutionnaire peut certes être interprété comme le moment burkien de la politique, (c’est ce qu’on fait finalement les thermidoriens puis une partie des classiques allemands), mais il peut aussi être interprété comme un passage de Burke à Kant. Dans ce cas, la violence n’est plus un moyen de jouissance, encore moins un moyen politique, mais ce qui reste de la politique quant le droit est justement mis entre parenthèses. On pourrait dire, ce qui reste de la politique quand les Lumières sont mises entre parenthèses.
Or l’articulation entre Lumières et Révolution est ici interrogée comme celle des effets produits par une « sensibilité nouvelle encore mal définie. » Les Lumières semblent alors être davantage identifiées à une période qu’à un concept ou à une idéologie. De ce fait les contre-lumières ne sont pas distinguées du projet des Lumières, et le pulsionnel serait au cœur de ce qui meut les acteurs des Lumières et de la Révolution française. A la fin de ce passage du livre, l’argumentation de Jean-Clément Martin suppose une connivence avec son lecteur à qui il s’adresse dans un implicite fondateur : « on comprend alors que certains publicistes s’engagent dans la vie politique et deviennent des artisans de la radicalisation révolutionnaire, entraînés simplement par leurs interrogations. » (p.36). La radicalisation serait le fruit de cette époque incertaine, confuse, contradictoire, elle serait une radicalisation identifiable à des interrogations nouées à une mauvaise régulation des pulsions qui s’engouffrerait dans une crise de l’Etat. « Les violences ont pu se déployer dans la vacuité du pouvoir. Il a donc fallu que des hommes imaginent de nouvelles façons de les capter, de les canaliser de les transformer. » (p. 51).
Cette histoire de la violence ne prend pas vraiment en considération les enjeux de théorie politique et qui cherchent au-delà du pulsionnel le sens à donner à une dynamique non plus pulsionnelle mais bien émotive, dans une conception des émotions qui loin de les disqualifier comme irruption de la déraison, les qualifierait de « raisons d’agir ». [1] [1] lLes émotions ne seraient pas à déplorer mais mettraient en scène des expériences historiques, politiques et non pas anthropologiques. Une telle conception créditerait ceux qui sentent les situations politiques d’une faculté de juger en situation. Pour Jean-Clément Martin si « la peur du sacré ne retient plus le sacrilège, la société se façonne selon des rapports de force. Qu’il faille y voir l’influence de Rousseau ou de Locke importe peu ici, puisque c’est toute une population qui se constitue en opinion, qui réclame qu’on tienne compte d’elle, au nom de sa puissance potentielle et qui paradoxalement, intervient dans un débat nouveau en maintenant des formes de violence traditionnelles ». (p.48). Il semble ainsi dénier à l’opinion sa rationalité et son désir de justice rationnelle.
De la même manière, ce projet prend ses distances avec une histoire des pratiques symboliques qui a échafaudé des interprétations sophistiquées de la notion de culture politique et de sa désacralisation au XVIIIe siècle. Ainsi, à propos de la rupture des équilibres du sacré noués au corps du roi, Jean-Clément Martin affirme : « Qu’il ait eu un double ou un triple corps (physique, juridique et symbolique, iconique) importe peu en l’occurrence, sauf à dire que le roi représentait un pouvoir quasi surnaturel renforcé par la puissance thaumaturgique. » (p.47). Les travaux d’Ernst Kantorovitch puis d’Alain Bourreau, ceux de Louis Marin et de l’histoire culturelle de la Révolution sont ainsi évoqués puis écartés.
A cet égard, cette historiographie pragmatique ne manque pas d’audace, elle veut montrer que certains débats historiographique ont manqué leur objet réel tout en s’autorisant à glaner dans toute l’historiographie disponible, des éléments de savoir ajustés au désir d’une histoire qui resterait crue et nue.
De ce fait, tels des exercices de style, plusieurs exercices de la critique sont immédiatement disponibles. J’en choisirais trois.
Le premier consisterait à réaffirmer la nécessité de distinguer avec la tradition philosophique entre violence et violence. Peut-on vraiment considérer que les violences pamphlétaires, les violences judiciaires, les violences émeutières, peuvent être traitées sur le même plan sans prendre en compte les horizons d’attentes et les positions de pouvoir qui leur sont associées ? L’espace d’une critique discursive de plus en plus radicalisée peut engendrer une violence sur les corps dans des contextes précis, mais elle peut aussi être un moyen de retenir cette violence, par l’ironisation et le rire. Selon Shaftesbury ce sont là de bons moyens pour lutter contre le fanatisme appelé encore « enthousiasme ». Toute critique pamphlétaire ne relève donc pas du langage totalitaire décrit par Mommsen puis Jean-Pierre Faye pour éclairer les enjeux du discours nazi. Au sein de la violence discursive des plumitifs, il convient de se demander effectivement si « la violence des pamphlets dans les années 1780 précède et explique celle du couperet de 1793 ». Quant aux les légistes, s’ils « font appel à l’opinion, s’appuient sur leurs réseaux jansénisants, rendent publiques leurs critiques sur la forme de l’Etat. S’appelant eux-même patriotes », deviennent-ils pour autant « des « démagogues » qui instaurent la possibilité de se révolter contre le pouvoir traditionnel ! » ? S’ils « contribuent lourdement » (on aurait pu dire efficacement) « à discréditer l’autorité et à légitimer les mouvements de mécontentements au nom de la nation », peut-on vraiment considérer d’une manière mécaniste que cela « aura des conséquences imprévues en autorisant le recours à la violence par tous ceux qui s’estimeront porteurs de légitimité » ? La question ne me semble pas réglée.
La subversion radicale par les discours peut-être violente, elle reste une violence symbolique quand la répression et le maintien de l’ordre des pouvoirs exécutifs sont des violences sur les corps, violence monopolisée par l’Etat lorsqu’il existe chez Max Weber, violence conservatrice de droit ou encore violence policière qui conserve et fabrique le droit chez Walter Benjamin. Quant à la violence émeutière, c’est la violence des corps qui résistent à l’oppression par le corps à corps avec l’Etat ou tout autre dominant. Ce corps à corps est réputé faire droit et autorité selon Sieyès et dans les théories du droit naturel, c’est la violence libérante du faible contre le fort, de l’esclave contre le tyran, violence légitime dans les textes sacrés de nombreuses civilisations comme nous le rappelle Jean-Pierre Faye dans l’article « Violence », de son Dictionnaire politique portatif [2][2], ou encore Raymond Verdier dans son séminaire sur la vengeance[3]. [3]
Le second exercice de la critique redonnerait une place d’honneur aux questions d’outillage mental. Loin de considérer que les formes traditionnelles de violence ou même les pensées du complot relèvent du « spectre mental » (p.32), il s’agirait effectivement de saisir la notion de complot comme l’outil qui permet de nommer une raison d’agir lorsque surgit une méfiance incorporée à l’égard des autorités, une méfiance qu’on pourrait dire d’expérience. Certes, comme le dit avec raison Jean-Clément Martin ces autorités sont « toujours accusées de ne pas protéger le peuple et de le conduire à la famine. » Mais cette accusation même est ce qui permet d’élaborer une critique du libéralisme propre à l’économie morale de la foule chère à E.P.Thompson, évoquée par Jean-Clément Martin sans que soient suivis ses enjeux spécifiques. Lorsque les autorités sont accusées de ne plus protéger le peuple de la famine, l’accusation n’est pas spectrale, elle dit explicitement que le contrat politique est rompu voire trahis. Or ce contrat devait être aussi sacré que la vie et le bonheur des peuples doivent l’être, quand le monarque assure être « le bon père des peuples ». Comprendre cet outillage mental et sa part de sacré sans en faire un « spectre » permet de comprendre, pour reprendre la belle expression de Jacques Revel, « la politique à l’état naissant » [4]. [4] Elle ne suppose pas manipulation des pauvres, manipulation des masses prêtes selon Jean-Clément Martin « à s’allier à tous ceux qui dans l’instant exercent une justice efficace et semblent garantir la survie dans les villes » (p.32), mais une prise de conscience collective et subjective de ces hommes et femmes du peuple, d’être des êtres politiques à part entière qui ont l’expérience sur laquelle s’appuyer pour apprécier des situations et prendre des décisions. Les figures de l’émeute sont alors celle des foules décrites par Georges Lefebvre qui, critiquant Taine et Lebon, rejette les foules pulsionnelles au profit de foules politiques. Jean-Clément Martin nous donne d’ailleurs deux exemples qu’il prend comme exception aux normes qu’il décrit : ces émeutiers Marseillais qui « exigent d’obtenir une assemblée pour participer aux Etats généraux. »(p. 59), , cette émeute antiseigneuriale à Peynier qui conduit à créer une assemblée électorale. (p.59). Dans un tel contexte d’analyse, il devient difficile de considérer les alliances populaires comme des inconséquences de foules volatiles pour ne pas dire volages. La pensée stratégique parfois éminemment subtile est aussi du côté du populaire.
Troisième et dernier exercice de la critique. Quelle image cette histoire qui se veut nue, offre t-elle alors de la Révolution française et de ses acteurs ? Cet essai sur la violence est-il si dépassionné qu’il était souhaité par l’auteur ?
L’essai prend position d’une manière quasi expressionniste par le vocabulaire choisi : « spectre », « violence débridée », « surenchère », « gouffre », « anarchie ». La Révolution française devient un ring où tous les coups semblent possibles, permis ou acceptés en absence d’arbitre puisque l’Etat qui se doit d’arbitrer et de réprimer est décrit comme faible. La violence est sans frein dès la prise de la Bastille. Or ce vocabulaire, pour partie, est celui de la réaction thermidorienne. Marc Deleplace[5] a précisé par exemple les enjeux de cette notion d’anarchie en l’an III, elle vise bel et bien à discréditer la Révolution de l’an II, puis in fine à discréditer même la prise de la Bastille. [5] Or selon Jean-Clément Martin, avec la prise de la Bastille « il n’y a pas innovation par rapport à toutes les manifestations violentes qui ont eu lieu depuis plusieurs mois contre le gouvernement sauf l’écho politique de l’événement. » (p.61). Le roi en rappelant Necker et en reconnaissant l’élection de Bailly, et l’Assemblée viennent « de transmuer une révolte en révolution ». Il y a là un enjeu d’importance qui consiste à interroger la transmutation d’une violence légitime en droit, et de reconnaître au fondement du droit, cette violence. Mais, est-ce bien « justifier par avance toutes les violences à venir » que de créer un précédent (p.61) ? Jean-Clément Martin se récuse lui-même en déclarant un peu plus loin : « d’emblée la différence entre les violences des révoltes populaires et celles des révolutions politiques est perçue ; l’articulation entre les deux réalités sera la pierre d’achoppement des dix années à venir, selon que les élites accepteront, instrumentaliseront ou refuseront les mouvements populaires dont les logiques s’accorderont rarement avec les objectifs recherchés. » (p.64).
Pourtant, me semble t-il, aucun événement ne peut clore à l’avance les débats à venir sur la légitimité des violences à l’œuvre lorsqu’il y a émeute, insurrection, résistance à l’oppression. La Révolution sera constamment habitée par ces débats présents et rétrospectifs. Interroger la violence en Révolution n’est-ce pas finalement interroger les fondements terribles du droit, sa fragilité et la difficulté à le faire coïncider avec la justice attendue ?
Le mérite de cet ouvrage aura été de vouloir ressaisir cette question fondamentale et de ses apories comme en son temps sur un mode philosophique Jacques Derrida avec son ouvrage « force de loi ». Ce n’est pas cependant ici sans avoir pris le risque de reconduire des représentations connues et effectivement noires de la Révolution, celle des thermidoriens nous venons de le voir, mais aussi celle d’une Révolution fille de mauvaises Lumières responsables des violences et les prolongeant sous les formes les plus traditionnelles et archaïques du côté de l’Etat comme du côté du peuple.
Seules les classes moyennes semblent échapper à ce jugement négatif : « une classe moyenne ne cesse de s’identifier à des sentiments et des pratiques corporelles qui excluent la violence et la force. » (p.33). Un peu plus loin, « face à la liberté des aristocrates (...) comme face aux habitudes communautaires des ruraux, un bloc qui se réclame de la vertu, privée et publique, se constitue dans les classes moyennes lettrées. (p.38), « le refus des supplices et de la torture concerne avant tout les élites qui continuent de se distinguer des masses dans leur rapport de plus en plus intellectualisé aux grands mystères de la vie. » (p.33). A contrario « la sensibilité des milieux populaires, archaïque au regard de ces évolutions, se trouve au moment de la Révolution, au cœur d’un malentendu important, puisqu’elle se trouve traduite politiquement en revendications d’avant garde, lorsqu’elle devient exprimée par les sans-culottes. » (p.33). Or dès 1790, les révolutionnaires français les plus radicaux, y compris parmi les sans-culottes, ont espéré une révolution qui ne ferait pas couler le sang. Rien n’était joué d’avance et l’imbroglio de chaque instant doit-il empêcher l’historien d’avoir à démêler au plus près des archives, la répartition des responsabilités du sang versé, la responsabilité d’une non retenue de la violence qui incombe sans doute au moins pour partie à ces classes moyennes qui se préoccupent peu des droits du peuple et que l’historiographie marxiste appelait en son temps les classes bourgeoises ?
Indéniablement, Jean-Clément Martin restitue un certain feuilletage touffu à l’histoire de la Révolution française. C’était une gageure qui nous invite à reprendre des débats qui restent passionnants.
NOTES
[1] Sur la valeur des émotions comme faculté de juger je me permets de renvoyer à Sophie Wahnich, « La dynamique émotive de la terreur », Annales, histoire, sciences sociales, juillet 2002.
[2] Jean-Pierre Faye, Dictionnaire politique portatif en cinq mots (Paris: Gallimard, 1982).
[3] Raymond Verdier, La vengeance, études d’ethnologie, d’histoire et de philosophie (Paris: Editions Cujas, 1980).
[4] Jacques Revel, présentation à la réédition de Georges Lefebvre, La Grande Peur (Paris: Armand Colin, 1988), p. 21.
[5] Marc Deleplace, L’anarchie de Mably à Proudhon, 1750-1850. Histoire d’une appropriation polémique (Paris: ENS éditions, 2000).
Sophie Wahnich
Chercheure CNRS, Paris, Laios-EHESS
sophiw@club-internet.fr
See also the Review Essays on this book by Lynn Hunt, David Andress, and D.M.G. Sutherland, as well as Jean-Clément Martin's response to all four Review Essays.
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